Dans votre précédent album de Blake et Mortimer, Le Bâton de Plutarque, l’inspiration vous était venue de la visite du bunker de Churchill. En réalisant ce scénario de ce Testament de William S., avez-vous répondu aux attentes de votre dessinateur en plaçant l’histoire conjointement en Italie et en Angleterre ?
Yves Sente : Deux choses sont fondamentales lorsqu’on écrit un scénario. Tout d’abord, il doit plaire à celui qui va l’illustrer ; la motivation ressort toujours de la planche. Puis je trouve qu’il faut changer de lieu à plusieurs reprises lors d’une aventure. Dans ce cas-ci, le lecteur visite Venise et l’Italie, sans oublier l’Angleterre à deux moments différents, ce qui est plutôt dépaysant. Enfin, la série est très connotée britannique, même si Jacobs n’y a finalement placé qu’un album. Nous essayons donc de placer des éléments de Londres qui n’ont si possible pas encore été présentés, sans oublier l’incontournable 99 bis Park Lane, l’appartement des deux héros.
Est-ce que vous retournez vous documenter à Londres pour chaque album ?
André Juillard : Nous avions été à Londres et à Oxford pour les deux albums précédents, mais cela n’a pas été utile pour celui-ci. D’un autre côté, il pourrait être passionnant et à la fois déstabilisant de pouvoir pénétrer au sein du 99 bis Park Lane. Mais l’on ne comprend pas du tout comment Jacobs a agencé l’intérieur de l’appartement par rapport aux seules vues extérieures que l’on possède. Les bow windows avec les petits balcons, ces avancées architecturales disparaissent, nous ne connaissons pas totalement l’agencement des pièces, etc. On sait que Jacobs n’a été que tardivement à Londres, et qu’il s’est surtout basé sur un livre de photographies, que j’ai également pu acquérir, et où l’on retrouve entre autres deux photos de Park Lane, et qu’il a reproduites dans La Marque Jaune.
Qu’est-ce qui vous plaît particulièrement dans cette partie de l’album : la représentation de l’ambiance londonienne ?
André Juillard : J’apprécie surtout dessiner l’Angleterre. Ainsi que des lieux récurrents, comme l’appartement de Park Lane ou le Centaur Club. Ainsi, ce qui plaît le plus dans les James Bond est son arrivée dans le bureau, l’aspect glamour avec Moneypenny, les inventions de Q, le petit affrontement avec M : je me régale à chaque fois. J’ai donc pris à nouveau un grand plaisir à dessiner ces lieux qui sont finalement connus des lecteurs, avec une pointe de regret : ne pas avoir rajouté dans l’appartement des objets provenant de nos précédentes aventures.
Cela a forcément un impact pour les autres équipes en charge de la série, si vous modifiez la décoration de l’appartement ?
André Juillard : Effectivement, nous travaillons tous dans cette époque des années 1950, voire début des années 1960. Il ne faut donc pas en rajouter trop afin de rester cohérent avec La Marque jaune et les auteurs qui viendront après nous.
Pourquoi s’intéresser à l’un des mystères qui passionne le plus les Anglais : l’authenticité de la vie de William Shakespeare ?
André Juillard : Plus que le mystère, c’est l’homme lui-même qui fascine les Anglais : sa vie, son œuvre, …
Yves Sente : J’étais ainsi tombé par hasard sur une émission d’Arte qui présentait un débat sur ce sujet. Et j’avais été étonné par la passion qui animait les divers interlocuteurs : ils étaient assez remontés les uns contre les autres ! De plus, d’après un sondage réalisé récemment auprès des Anglais pour signaler les personnalités les plus emblématiques du pays, étonnamment Shakespeare était arrivé en tête. Au départ de ces deux faits, j’ai commencé à me renseigner, écrire quelques pistes, en parler avec André, on passe à autre chose, puis on y revient. Et de fil en aiguille, le récit se construit, en pensant entre autres que Shakespeare fait automatiquement penser à l’Italie avec le Marchand de Venise ainsi que Roméo et Juliette. Et nous voilà partis ! Et tout en avançant dans la structure, je me suis rendu compte que cette histoire allait se différencier des autres albums…
Le sentiment de risque est beaucoup plus ténu que dans les autres récits qui ont précédé : plus de relations, mais presque pas de dangers !
Yves Sente : En effet, pas de monde à sauver, pas de martiens qui débarquent, pas d’inventions scientifiques étonnantes,… Une bonne partie des références traditionnelles au mythe de Jacobs ne sont effectivement pas présentes, mais à mes yeux, cela reste du Blake et Mortimer !
Cette aventure représente votre septième album en commun, soit plus de la majorité des douze réalisés par tous les autres auteurs confondus. Vous sentez-vous investis d’une responsabilité à faire évoluer la série ?
Yves Sente : Nous ne nous sentons pas plus responsables que n’importe lequel des autres auteurs qui contribuent à cette belle série. Mais en effet, lorsque André Juillard m’avait fait parvenir les biographies que Jacobs avaient écrites de ses personnages, nous avions voulu affiner leurs psychologies et explorer leur passé. À partir de cette expérience, nous nous sommes pris au jeu, tout autant que le lecteur qui semblait apprécier ce qu’on leur faisait découvrir. Nous avons donc continué par petites touches successives, pour nous surprendre nous-mêmes avant tout. Bien entendu, d’autres auteurs tentent plus de coller à ce que Jacobs aurait réalisé lui-même. Et cette différence d’approche est une richesse qui fait varier les tons des albums.
Vous passez néanmoins un cap avec cette allusion de fin d’album...
André Juillard : Nous voulions dépasser le stade de l’allusion, mais notre éditeur a préféré laisser l’imagination du lecteur remplir quelques vides que nous avons finalement laissés. Et avec le recul, je trouve qu’il a parfaitement eu raison de privilégier cette approche.
Yves Sente : Quoiqu’il en soit, Mortimer ne pouvait pas apprendre cette possible vérité sans rester le même homme par la suite. Il devait donc rester dans l’ignorance pour pouvoir maintenir sa position dans la série. Les explications finales trop explicites pour l’éditeur ont donc finalement été exprimées un peu moins clairement, mais dans ma tête, cela ne change rien.
Ce qui est subtil devient finalement plus éloquent ! Et je pense qu’il faut encourager le lecteur à aller relire Le Sanctuaire du Gondwana, lorsque Mortimer revoit Sarah Summertown pour la première fois, même si Mortimer n’est pas vraiment dans son état « normal »...
André Juillard : Oui, et déjà à cette époque, les commentaires des lecteurs nous avaient déjà encouragé à persévérer dans cette voie lorsqu’on aperçoit Elizabeth à l’improviste dans cet album du Sanctuaire du Gondwana. Cela pouvait sembler une rencontre anodine, mais des lecteurs nous avaient écrit pour souligner cette rencontre, et ils semblaient contents. S’ils avaient crié au scandale, arguant qu’on dénaturait les personnages, nous aurions sans doute réfléchi. Mais cet accueil était au contraire assez enthousiaste.
À vos yeux, le fait de travailler sur ces marges permet donc de faire évoluer le mythe ?
Yves Sente : C’est exactement ce qui m’amuse : nourrir la série. Ne pas faire un album de plus, mais apporter des éléments complémentaires. Si je fais référence à Tintin, chaque album nous apporte un personnage. Son univers évolue en permanence, il est en constante construction. Et chaque nouvel élément contribue donc à la série, et l’on prend plaisir à le retrouver par la suite.
Idem pour Champignac ou le Marsupilami : dès qu’ils apparaissent dans Spirou, il faut qu’ils reviennent régulièrement car il deviennent constitutifs de cet univers. Ainsi, nous souhaitons nourrir la série par petites touches, mais surtout sans ébranler le socle. Je pense que les séries qui marquent sont les séries qui se nourrissent régulièrement de nouveaux personnages forts, ou de révélations à propos de ses héros, ainsi que des lieux récurrents qu’on prend plaisir à retrouver.
Il faut donc continuer à perpétuer le mythe ?
Yves Sente : On pourrait faire en sorte que Blake et Mortimer soient deux robots qui sauvent le monde vingt, trente ou quarante fois ! Mais à la fin, je ne trouve pas cela très intéressant.
André Juillard : Selon moi, il faut donc continuer dans cette voie. S’il faut certainement des équipes qui restent dans le giron de base, j’ai envie que nous continuons à explorer de nouvelles pistes, de rendre nos personnages encore plus humains. Pour Blake et Mortimer, mais n’oublions pas Olrik qui attend encore à mes yeux son grand rôle !
Yves Sente : Ce sera d’ailleurs l’objet de notre prochaine collaboration.
André, vous allez donc faire une pause dans les aventures de Blake et Mortimer ?
André Juillard : Oui, je vais me consacrer à un album avec Yann, afin de créer le manque et de mieux pouvoir revenir à Blake & Mortimer par la suite. Parce ce que je me suis attaché à ces personnages !
(par Charles-Louis Detournay)
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Lire également notre article associé à cette interview : Coup de théâtre pour Blake et Mortimer
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Photos : Charles-Louis Detournay
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