Une petite fille, Perséphone, assiste à la veillée funéraire de son désormais ancien voisin, Victor. Elle s’ennuie, fixe la pendule arrêtée sur l’heure du décès, 23h52. Lasse, elle s’aventure loin du brouhaha et grimpe les escaliers de ce qui semble être un grand manoir. Y trônent de nombreux portraits dont celui de son voisin. Elle s’approche de celui-ci avant de brusquement reculer tandis qu’un fantôme, celui de Victor, en surgit. Paniquée, elle chute dans les escaliers. Ses parents, qui jugent la veillée interminable, viennent retrouver leur fille. Le fantôme de Victor, qui n’est pas encore conscient de son trépas, s’émeut que personne ne semble le voir ni ne lui réponde.
Revenue dans sa chambre, et remise de ses émotions, Perséphone bouquine Les Hauts de Hurlevent. Victor s’invite auprès d’elle, tandis que deux squelettes collecteurs de soupir sortent d’un placard. Son père entrouvre sa porte de chambre pour lui demander si tout va bien. Rien d’autre : elle est la seule à voir tous ces morts. Mais pourquoi elle ?
Un univers dense et un graphisme fascinant autour de la mort
Il n’est jamais aisé de construire un scénario traitant de la mort et de la mythologie qui peut lui être associée. La difficulté de l’exercice est inhérente au sujet, mais le fait que celui-ci ait déjà été abondamment traité, rend la chose encore plus périlleuse. Comment créer un univers quelque peu original avec un tel sujet, qui plus est à l’attention de la jeunesse ? Séverine Gauthier relève le défi avec intelligence. Elle parvient à construire des personnages immédiatement attachants, drôles et émouvants. La petite fille, Perséphone, les deux squelettes collecteurs de soupirs, Charles et Théophile, ainsi que Victor ont des personnalités complexes. Leurs interactions viennent nourrir un récit servi par de bons dialogues.
Mais le véritable tour de force de Séverine Gauthier est l’imaginaire qu’elle déploie, magnifié par le dessin. Un monde grandiloquent avec cette architecture un peu gothique, délaissé, victime des affres du temps, et cette statuaire omniprésente, un peu glaçante, du monde souterrain. A cela, est associé un urbanisme type XIXème/début XXème siècle. Les morts y habitent avec des noms d’enseigne amusants. On se repaît dans des bars de bouillons de racines verdâtres. Une assemblée de trépassés veille à l’application des lois du royaume de la Mort. Des collecteurs s’emploient à récupérer le dernier soupir de chacun afin que l’âme du mort n’ait pas à errer à jamais dans le monde des vivants. Les bonnes idées pullulent.
Quant au dessin de Jérémie Almanza, il fascine dès les premières pages par des décors extrêmement fouillés, d’une grande densité, parfaitement mis en valeur par un talent pour les jeux de lumière et un choix judicieux de couleurs. Les décors sont un personnage à part entière de l’album tant leur rôle dans le déploiement de l’univers et l’immersion du lecteur sont essentiels. Ils semblent tirer leurs influences graphiques des univers ingénieux de Nicolas de Crécy et Sylvain Chomet. Un charme délicieusement désuet qui hante les cases et les yeux du lecteur une fois la bande dessinée refermée.
Merci Madame, Merci Monsieur, la BD jeunesse se porte bien...
Contrairement à ce que peuvent affirmer certains esprits chagrins, la créativité de la BD dite « jeunesse » donne à lire à la jeunesse francophone d’excellentes bandes dessinées. Les Royaumes Muets en est une nouvelle preuve. Certes, il ne s’agit plus nécessairement d’interminables séries à la Astérix ou Lucky Luke, mais est-ce vraiment un dommage ? Certaines et certains parviennent à poursuivre sur ce créneau comme l’illustre l’incroyable succès de Mortelle Adèle, mais désormais, on est davantage sur des courtes séries, pensées comme telles du fait de l’évolution du marché et de la surproduction.
Parmi les excellentes séries jeunesses et adolescentes, mais qui s’adressent également aux adultes, on peut évoquer Bergères guerrières d’Amélie Fléchais et Jonathan Garnier, les histoires illustrées par Frédéric Pillot comme Balbuzar scénarisé par Gérard Moncomble, La guerre des Lulus d’Hardoc et Régis Hautière, Pico Bogue de Dominique Roques et Alexis Dormal (cousin belge du Petit Nicolas) ou Kodi de Jared Cullum (auteur étasunien). Les titres ne manquent pas.
L’avenir des Royaumes Muets
La scénariste Séverine Gauthier et le dessinateur Jérémie Almanza ont confirmé à ActuaBD qu’un tome 2 était en préparation. Une excellente nouvelle si, comme nous, vous tombez amoureux de cet univers et de son quatuor de héros malgré-eux.
Est-il possible pour nous d’entrevoir la suite des aventures de Perséphone sans pour autant vous révéler les points essentiels de ce premier album ? Deux éléments. Le titre, d’abord, nous donne matière à interprétation : Les Royaumes Muets. Cela laisse penser que La Mort ne règne pas sur un royaume, mais plusieurs, tel Hadès qui règne non pas sur « un » mais « des » enfers. Cela peut aussi suggérer que la Mort ne règne que sur un seul de ces Royaumes muets et que d’autres entités gouvernent le monde des morts... Toujours est-il que l’exploration de cet univers devrait être central dans le tome à venir.
Ensuite, notre héroïne a pour prénom Perséphone, un indice en soi quant à son destin. Dès les débuts de l’aventure, elle découvre qu’elle seule peut voir l’âme des morts. En parvenant à passer entre les deux mondes, Perséphone s’inscrit dans la droite lignée du mythe lié à son prénom. Dans l’antiquité grecque, Perséphone, déesse associée au retour de la végétation lors du printemps, est la femme d’Hadès qui passe quatre mois de l’année aux enfers (l’hiver) et le reste dans le monde des vivants. Ce lien entre le monde des morts et le monde des vivants sera probablement exploré dans le tome à venir.
La collection « Métamorphose », une référence graphique et scénaristique
Les éditions Oxymore peuvent se réjouir de posséder une telle collection. La collection « Métamorphose » a patiemment construit un catalogue marqué du sceau de l’exigence graphique et scénaristique. Cette exigence se retrouve également dans l’objet lui-même, avec des partis pris de fabrication toujours finement pensés. Cette identité a accompagné de nombreux succès en librairie et/ou critique : Les Ogres-Dieux d’Hubert et Bertrand Gatignol, Le Boiseleur d’Hubert et Gaëlle Hersent, Les Carnets de Cerise d’Aurélie Neyret et Joris Chamblain, Minivip & Supervip de Gregory Panaccione et Bruno Bozzetto, Billy Brouillard de Guillaume Bianco, Satanie de Fabien Velhmann et Kerascoët, ainsi que de nombreuses créations de Benjamin Lacombe.
Avec Les Royaumes Muets, une bande dessinée de grande qualité vient s’ajouter à cette belle collection. Si les autrices et auteurs font le succès de cette collection, il est essentiel de souligner et de rappeler l’excellent travail éditorial de Clotilde Vu et Barbara Canepa, les co-directrices artistiques. Longue vie aux Royaumes Muets !
(par Romain GARNIER)
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