Le manga « made in France » a été désigné longtemps par l’affreux néologisme de « Manfra », un mot-valise faisant la jonction entre les mots « manga » et « français ». Les Japonais préfèrent le vocable de « global manga », considéré naguère comme « la troisième voie de la BD ».
C’est en tout cas une réalité : depuis plusieurs années, des auteurs francophones se sont essayés au format du manga, du Dofus d’Ancestral Z et Mojojo au Lastman de Vivès, Balak et Sanlaville. Le corpus atteint aujourd’hui une centaine de volumes et s’enrichit chaque jour de jeunes talents comme ceux que nous évoquons aujourd’hui.
Une norme
Avant, les choses étaient simples : il y avait l’Europe avec son genre dominant, la bande dessinée et ses variantes Fumetti, Tebeos, Stripverhalen... L’Amérique, avec ses comics peuplés de super-héros. Et puis les mangas japonais.
La globalisation venue, on s’est aperçu, même au niveau européen, que les choses étaient moins simples : on découvrait du côté asiatique des manhwas coréens, des mánhuàs ou des Liánhuánhuàs chinois, tandis que chez les Américains, les comics étaient supplantés par des Tradepaperbacks offrant des compilations de classiques du genre super-héros, comme le Batman Year One de Frank Miller et David Mazzuchelli (Ed. Urban Comics), tandis que, d’autre part, Will Eisner s’inspirait des Européens pour créer, avec A Contract with God (Un Pacte avec Dieu, Ed. Delcourt), suivi du Maus de Spiegelman, un produit nouveau : le Graphic Novel, retraduit en France sous le vocable de Roman graphique, celui-là même qui fit la réputation de certains auteurs de L’Association, comme le Persepolis de Marjane Satrapi.
La perméabilité de la langue française a permis l’introduction dans nos usages du mot « comics », puis du mot « manga » (avec ses nuances régionales coréennes ou chinoises, mais le mot est le même), voire du terme « Graphic Novel » parfois préféré à son acception française. Ces nuances lexicales reflètent simplement la progression de notre intelligence de la bande dessinée mondiale. En français, nous n’avons qu’un seul mot pour désigner la banquise. Les Eskimos utilisent, eux, des dizaines de mots différents, selon la saison. Il est possible qu’à l’avenir, d’ailleurs, la fonte des glaces réduise leur vocabulaire…
Depuis le milieu des années 2000, les Français ont tenté de répliquer à la vague nippone. Des « global mangas » ont fleuri chez des éditeurs aussi divers que Les Humanoïdes Associés (la collection Shogun, abandonnée depuis), Glénat (4LIFE, Ayakashi Légendes des 5 royaumes, Devil’s Relics avec Maître Gims, Horion, Nomad, Stray Dog, Tinta Run, Versus Fighting Story, Métanoïde…), Kana (Save Me Pythie, Booksterz, Marblegen Origines…), Pika (Dreamland, Catacombes, Vis-à-vis, Necromancer, Dys, Everdark…), Ki-Oon (Green Mechanic, Outlaw Players…), Casterman (Lastman), Delcourt (Pink Diary, Loa, Nini, Urban Rivals…), Michel Laffont (Ki & Hi) et surtout Ankama qui, avec des titres comme Dofus, Wakfu, City Hall, Radiant, Debazer ou encore Double.Me, La Brigade Temporelle et Burning Tattoo… est le seul à se positionner systématiquement, comme les Japonais, à la fois sur le papier et sur les écrans.
« La difficulté vous transforme en joyau »
Le fait est que le manga est avant tout un format, le bon vieux format de poche, au prix réduit par rapport aux BD franco-belges : moins de 7€ pour Naruto, Bleach ou One Piece...
Dans les années 1980, les labels J’ai Lu ou Le Livre de Poche avaient ouvert les voies de la grande distribution à la BD. Manara en poche, c’était plus de 100 000 exemplaires vendus. Dans les kiosques, les « petits formats » pullulaient encore. Ils ont disparu sous les coups de boutoir de la censure pour les uns, par manque de cartouches adaptées au marché pour les autres.
L’éditeur de poche J’ai Lu avait écrasé en son temps la concurrence du Livre de Poche et de Presse Pocket en calquant, dans les années 1990, sa programmation éditoriale sur les séries japonaises qui passaient à la TV, aussitôt imité par Glénat, Kana, Pika et les autres, suivis par les Japonais eux-mêmes (Kazé). Nous n’allons pas vous refaire toute l’histoire. Et puis les premiers « Global Mangas » sont apparus au tournant des années 2000.
Croyez-vous que face à cette nouvelle donne, les Japonais s’étaient sentis menacés ? Que nenni. Le « Global Manga » ? Ils étaient pour ! Souvenons-vous que le gouvernement japonais lui-même avait lancé en mai 2007 un « Prix International des Mangas » remporté par un dessinateur chevronné, le Hongkongais Lee Chi Ching qui avait été retenu pour son ouvrage L’Art de la Guerre, (scénario de Li Weimin, aux Éditions du Temps - Coll. Toki), une saga historique et biographique du stratège Sun Zi au temps de la dynastie Zhou. Un Français a même été désigné parmi les 19 mangas nominés officiellement dans une sélection de quelque 146 œuvres provenant de 26 pays. Il s’agissait de Kevin Hérault, pour HK 1.1 : Avalon (scénario de Jean-David Morvan) publié chez Glénat.
Pourquoi cette stratégie de la part des Japonais ? Ils savent, en bons industriels, que le protectionnisme ne mène à rien. En favorisant l’appropriation des mangas dans le monde par des auteurs autochtones, ils pérennisent une norme dans laquelle ils ont déjà fait preuve d’excellence. Ils donnent par ailleurs à leur catalogue de classiques un second souffle. Enfin, ils permettent à leurs auteurs contemporains de se confronter à de nouveaux défis créatifs. « kan-nan nanji o tama ni su » (la difficulté vous transforme en joyau) dit un dicton japonais.
Une génération de créateurs « globaux »
Nous avons rencontré deux exemples récents de jeunes auteurs « globaux » : Hachin, l’auteur (scénario et dessins) de SkilledFast, un manga en trois tomes publiés chez H2T et Oto-San, dessinateur de Double.Me, dont les cinq tomes sont publiés chez Ankama.
Hachin est né en 1995. Natif de Madagascar, il habite dans l’Aveyron à Saint-Affrique. Il est l’auteur de SkilledFast, un manga d’anticipation qui nous mène en 2097 où les humains, voués au transhumanisme, sont désormais « augmentés » par des SkilledFasts, des implants situés dans la nuque qui boostent l’intelligence et les aptitudes physiques. L’histoire commence sur une série de meurtres ritualisés où les victimes ont le SkilledFast arraché. Au pilotage de l’enquête, Eva Steins, le commandant de la police de Central City et Roman Kirkegaard, un ancien policier reconverti en détective privé, aux motivations un peu troubles.
Le dessin est classique, « otomesque » pourrait-on dire et correspond à ce qu’attendent les lecteurs de mangas. Le thriller est bien raconté et digne des standards du genre.
Yann, alias Oto-San est de la même génération, sevrée à la Japanimation et à la lecture de Dragon Ball, Hunter x Hunter et Shaman King. Autodidacte (il a fait des études de comptabilité) ; il rencontre en 2016 le scénariste David Boriau alias Miki Makasu, à l’origine auteur de BD franco-belges (Holowatch, Obscurcia, Métanoïde…), qui lui concocte Double.Me.
Là encore, l’Intelligence Artificielle est de la partie. Voici le pitch de l’éditeur : « Aiko et sa meilleure amie Eri passent tout leur temps à tchater sur le réseau social Double.Me. Elles parlent de tout, mais surtout de Dosan, un beau lycéen dont les deux amies sont amoureuses. Hélas, Eri meurt. Aiko, profondément touchée par la disparition de son amie, voit la nouvelle application de Double.Me s’activer : une I.A imite Eri. Aiko se laisse alors emporter par ses dialogues virtuels, mais jusqu’à quel point... ? »
Nous avons rencontré ces deux auteurs, ils nous racontent leur parcours sur un Podcast que vous pouvez écouter ici ou sur d’autres plateformes. Pour eux, le manga est un format de bande dessinée comme les autres.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
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