Vous avez récemment publié deux albums d’exégèse en collaboration avec Moulinsart. Avez-vous la volonté de relancer Tintin dans le catalogue Casterman ?
À notre arrivée en mars 2013, Charlotte Gallimard en tant que directrice générale et moi comme directeur éditorial BD, nous souhaitions bâtir l’avenir de Casterman en nous appuyant d’abord sur ses fondations. L’une des composantes déterminantes de l’identité de la maison demeure Tintin : Casterman est devenu éditeur de bande dessinée en 1934, voici 80 ans, en publiant Les Cigares du pharaon. C’était un jalon important. Il n’était pas seul, bien entendu ! Les collections de l’univers Jacques Martin, la période (À Suivre), et les parutions récentes sont également majeures.
Nous travaillons beaucoup les rééditions de Tardi et de Bilal et nous nous pencherons bientôt sur celles de Corto Maltese, en collaboration avec Patricia Zanotti.
Nous amplifierons aussi notre collaboration avec Philippe Geluck et ce, d’autant plus que Le Chat est la seule série grand public du secteur bande dessinée dont les ventes ont progressé – le résultat de la plupart des autres séries stagne ou baisse sensiblement. Et je n’oublie pas Loisel & Tripp, Schuiten & Peeters, Muñoz & Sampayo, De Metter, et tous les autres.
À la différence de ceux que vous venez de citer, Tintin n’avait plus profité récemment de réelle collaboration entre Casterman et Moulinsart pour des campagnes et livres destinés au grand public !
Il ne m’appartient pas de revenir sur ces différends. Ce qui est certain c’est que, Charlotte et moi, nous voulions que l’œuvre maîtresse d’Hergé reprenne sa place en tête de proue du vaisseau Casterman. Nous avons donc très tôt noué un dialogue constructif avec Fanny & Nick Rodwell.
Comment est-ce que Moulinsart a reçu cette main tendue par rapport à la situation antérieure ?
Tout d’abord, le président du Groupe Madrigall, Antoine Gallimard, s’est personnellement impliqué dans la discussion : c’est un élément de poids dans une telle négociation. Par ailleurs, Fanny et Nick me connaissent depuis une quinzaine d’années, et même si j’ai pu aborder quelques sujets polémiques pendant cette période (notamment en publiant un livre sur Jacques Van Melkebeke), je n’ai jamais connu de problèmes avec eux. En son temps, j’ai même pu consulter les archives de la Fondation Hergé, c’est vous dire la confiance mutuelle qui s’est instaurée. Plus personnellement, je n’aurais jamais réalisé mon parcours sans être un tintinophile passionné depuis mes premières années. Alors que j’étais au collège, j’entretenais déjà une correspondance avec Philippe Goddin et Benoît Peeters sur des sujets comme le Thermozéro ou « Qui est Ramo Nash ? [1] » Tous ces éléments positifs, conjugués avec l’excellente relation nouée avec Didier Platteau, ont permis de faire aboutir rapidement des projets communs, et c’est comme cela que nous avons pu lancer la publication des deux Rascar Capac.
Ce faisant, vous développez donc l’aspect patrimonial de Casterman, tout en ouvrant à un plus large public ce qui se cache derrière les albums d’Hergé. Est-ce que vous prévoyez d’autres livres de la sorte ?
Nous continuons bien entendu notre collaboration avec Moulinsart. Depuis le mois de mai, nous réalisons une action commerciale proposant des statuettes en résine à l’achat de deux albums de Tintin. Dans un futur proche, nous publierons, fin 2014, un autre livre autour d’Hergé. Des projets ambitieux sont en cours pour 2015. La vocation de Casterman est de mettre en valeur l’œuvre de chacun de ses auteurs, et il est donc tout naturel de commencer ce travail éditorial avec Hergé.
On sait que la question des visuels est un sujet délicat pour Moulinsart. Avez-vous pu avancer également sur ce point ? Car les libraires utilisent depuis longtemps les mêmes visuels pour tenter de valoriser le fonds Tintin !
Oui, nos récents accords ont permis de déboucher sur de nouveaux visuels commerciaux, comme ceux utilisés pour les résines dont je vous parlais. Le dialogue qui s’est installé avec Moulinsart est extrêmement précieux : je suis en contact hebdomadaire avec Didier Platteau, l’ancien directeur de Casterman qui est aussi le cofondateur de (À Suivre) avec Jean-Paul Mougin. Ces échanges, ce partenariat avec Moulinsart, c’est finalement un dialogue avec une part importante de l’identité-même de la maison Casterman. Or, la nature des défis qui nous attendent consiste entre autres à redéfinir les contours de cette identité pour nous singulariser dans un contexte de parutions foisonnantes. Et pour savoir où l’on va, il vaut mieux comprendre d’où l’on vient.
Est-ce que vous comptez renouer le même type de dialogue avec la Cong qui gère les œuvres d’Hugo Pratt ? Récemment, différents albums sont parus en dehors de Casterman, dont Fanfulla chez Rue de Sèvres…
Le projet Fanfulla a été signé avant que Charlotte et moi ne débutions chez Casterman. Patricia Zanotti fut bien entendu une des premières personnes que j’ai rencontrées. Nous avons beaucoup de projets ensemble : des livres bien entendu, notamment avec Michel Pierre, mais aussi des expositions et d’autres projets de remise en valeur du fonds Pratt.
Plus clairement, quels sont vos objectifs concernant l’œuvre de Pratt : estimez-vous qu’il faille ressortir les albums sous d’autres moutures ? Faut-il retravailler des anciennes maquettes comme l’a fait très intelligemment Futuropolis avec Sergent Kirk ? Voulez-vous privilégier les amateurs ou ouvrir le champ au grand public ?
Corto Maltese est l’une des icônes les plus célèbres de la bande dessinée, mais, paradoxalement, la série n’a pas encore été lue et diffusée à la hauteur de cette notoriété. Une part importante du public connait le personnage pour l’avoir vu sur un poster sans avoir jamais lu ses aventures. Les premiers albums de Tintin comprenaient une centaine de pages, et ce n’est que suite à leur refonte d’après-guerre que la série a développé son homogénéité actuelle, ce qui a fortement contribué à sa diffusion. Le même effort de standardisation a été réalisé récemment sur Corto Maltese, mais nous voudrions également revenir vers les maquettes d’origines, en particulier pour les albums mythiques. Je pense entre autres aux éditions carrées, qui mériteraient d’être republiés à l’identique tout comme nous avons pu le faire avec les fac-similés de Tintin.
Ces albums carrés parus ont fortement contribué à élever le statut de Corto Maltese. Mais Casterman avait déjà réalisé une version grand format de La Balade de la Mer salée, ainsi qu’un beau tirage oblong de Mù dans le format des planches originales…
En effet, Casterman a réalisé ses dernières années un très beau travail de numérisation des planches de Corto, mais je maintiens que le personnage possède une notoriété plus grande que son lectorat : il y a donc une part importante de nouveaux lecteurs à conquérir. Nous allons travailler sur différentes pistes pour relier ce public potentiel à ces récits mythiques du 9e art.
On a donc bien compris votre intérêt pour les grands noms de Casterman : les livres de Tardi, Schuiten, Bilal, Loisel, Geluck et autres sortent dans les prochaines semaines. Depuis près d’un an, Casterman a surtout publié des one-shots, mais qu’en est-il des séries conventionnelles qui font vivre une maison avec son fonds ?
Il est difficile de détailler tous les projets que nous avons signés, mais je vous rassure : Casterman publiera d’excellentes séries, dans le domaine franco-belge,mais aussi dans celui du manga. Beaucoup de séries installées vont d’ailleurs paraître dans les prochains mois, comme Lefranc, Alix Senator, UW2, Le Tueur, Nestor Burma, etc. Des scénaristes comme Luc Brunschwig, Christophe Bec, Xavier Dorison et Fabien Nury publieront aussi de nouveaux livres dans le courant de l’année 2015. En 2016, nous lancerons la série Atlas de Fabien Vehlmann avec le Professeur Cyclope. Il y aura également l’arrivée d’albums et de séries réalisés par de jeunes auteurs…
Vous voulez porter cette nouvelle vague pour qu’elle éclose chez Casterman ?
Nous avons identifié des priorités et lancé le recrutement de nouveaux auteurs et de nouvelles générations, représentant des styles parfois peu représentés dans notre catalogue. Cette ouverture s’inscrit dans la lignée de notre histoire la plus récente, avec l’arrivée d’auteurs comme Bastien Vivès, Audrey Spiry, etc. Les réussites de la précédente direction sont d’excellents acquis pour continuer à bâtir le catalogue !
Vous désirez surfer sur l’exemple de LastMan qui change perpétuellement d’aspect tout en proposant mille pages publiées par an ?
Oui, nous pensons à publier d’autres séries dans un concept assez proche. Les séries de bande dessinées ne sont plus seulement concurrencées par d’autres séries de BD, mais surtout par les séries TV, le cinéma, le jeu vidéo, etc. Les intrigues des futures séries de bande dessinée doivent être aussi consistantes que celles des autres médias : il faut repenser les standards et aborder de grands sujets, et nous ne sommes pas la seule maison d’édition à faire ce constat. L’édition est un métier lent, mais vous devriez bientôt en voir un aperçu prochainement.
On peut imaginer que vos premiers mois aient été un peu fébriles, la pression que vous avez dû ressentir. Quel est votre état d’esprit actuel ?
Nous traversons une période importante pour la bande dessinée en général et donc pour Casterman en particulier. Il faut arrêter de parler de crise, nous sommes entrés depuis plusieurs années dans une période de mutation très vaste, au-delà même de la bande dessinée. Nos civilisations ont commencé à se modifier en profondeur. De manière plus prosaïque, les sorties de ces prochaines semaines prouvent que nous tenons compte des grands noms et des grandes séries de Casterman, sans oublier son futur.
Les auteurs de Casterman ont tous un style bien défini et un graphisme immédiatement reconnaissable : c’est le cas de ceux qu’on a déjà cités dans cet entretien, mais aussi de Loustal, Mattotti, Comès et de tous les autres. Casterman est presque un panthéon vivant ! Travailler avec ces grands auteurs est un grand honneur mais aussi une responsabilité. Il y a un esprit qu’il faut respecter, tout en lui apportant un nouveau souffle. Nos livres doivent être romanesques, accessibles, modernes (même s’ils parlent du passé) et bien entendu ambitieux ! Voilà l’esprit de Casterman que je veux perpétuer.
(par Charles-Louis Detournay)
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Photo en médaillon : D. Pasamonik (L’Agence BD)
[1] Le sculpteur au centre de l’Alph-Art, mais c’est également le pseudonyme d’un auteur qui réalisa une version "finalisée" du même album.
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