Comment parvenez-vous à insuffler du mouvement à vos personnages tout en maintenant, de la clarté à vos planches ? Comme dans cette belle case introductive des Quatre Évangélistes ?
Je discutais avec Jacques Sandron [1] qui me demandait comment je parvenais à réaliser une grande image pleine de détails qu’on appréhende d’un coup, alors que pour sa part, cette clarté ne transparaissait pas au premier regard. Et j’ai dû lui répondre que je n’ai aucun idée de la façon dont je procède ! Une bonne part du travail est inconsciente, puis je dessine ce que j’ai imaginé. Pour cette image introductive de cette nouvelle aventure des Tuniques bleues, j’ai dessiné les personnages en gros plan afin qu’on se focalise sur eux.
Vous séparez soigneusement votre avant-plan qui conduit la thématique du plan moyen qui l’encadre et de votre arrière-plan qui confère l’atmosphère ?
Sans doute, je le suppose, car je ne conceptualise pas ma façon de travailler, c’est instinctif. Je pars du scénario de Raoul, où il peut par exemple placer deux grosses explosions. C’est alors ma tâche que d’habiller tout cela. Cette image vous impressionne peut-être, mais je la trouve relativement facile à réaliser. Par contre, j’ai eu beaucoup plus de mal pour la case introductive de la prochaine histoire, car je devais dessiner un champ de bataille après le combat... et rien d’autre ! Dans ce cas, j’ai dû cogiter, et j’ai placé les soldats sans que le nombre n’ait été vraiment défini par Raoul.
En plaçant les trois soldats de dos, vous focalisez l’attention sur le décor, qui devient alors le centre de cette introduction ?
Ah, mais c’est parce que vous me le dites, mais je n’avais même pas réfléchi au fait qu’ils étaient de dos ! Cela m’aurait plus simple de réaliser la bataille en pleine action ! Autre difficulté pour cette même aventure, je dois réaliser trois planches dans une maison. Il faut donc tourner autour d’eux, trouver de nouveaux angles, alterner les cadrages pour casser la monotonie.
Il faut donc apporter un perpétuel dynamisme au récit, même s’il n’y a finalement pas d’action dans cet album ?
J’ai la chance de collaborer avec un scénariste d’un très bon niveau et régulier. Lorsque je lis les critiques des albums, on parle souvent du scénario, en estimant que n’importe quel dessinateur peut le mettre en scène : ce n’est pas vrai ! Lorsque vous recevez une page de scénario qui ne contient pas beaucoup d’éléments, il faut tout de même remplir votre planche ! Et je dois trouver des détails et des astuces ! Attention, je ne tiens pas non plus à dévaloriser le travail de Raoul, mais n’oublions pas le travail du dessinateur !
La complexité du dessin humoristique est justement de paraître simple, alors qu’il faut non seulement soigner le dessin, mais surtout la lisibilité et le lien entre les cases afin de ne pas casser le rythme de lecture.
Tout-à-fait, je soigne la lisibilité, et je dois casser la répétition des cases pour apporter une fraîcheur constante : pas question de réaliser quatre cases contigües avec le même profil du général Alexander. Mais je vous le répète, je suis un dessinateur instinctif : je ne réalise quasiment aucun croquis. Je commence directement sur la planche, et je place légèrement mes personnages, avant de les dessiner plus en détails, puis j’encre sur le même support.
On retrouve tout de même des croquis au début du tirage grand format qui vient paraître, ils sont face à vos planches crayonnées et encrées ?
J’avais effectivement réalisé quelques croquis pour la couverture et la première case. Mais pas plus, au grand dam de mon éditeur qui aurait souhaité en ajouter dans ce tirage. En réalité, je préfère ne pas multiplier les recherches. Prenons la couverture, beaucoup ont trouvé que l’esquisse (qu’on retrouve au dos du grand format) est plus réussie que la version encrée. Elle est effectivement plus spontanée, et c’est pour cela que nous avons mélangé les deux pour donner cet amalgame pour présenter le grand format.
Quels objectifs gardez-vous en tête lorsque vous travaillez une planche ?
Je varie les cadrages, en tenant en permanence de replacer tous les personnages afin que le lecteur comprenne facilement la scène. Je travaille chaque planche comme un ensemble, sous la forme de deux demi-planches que j’ai découpées pour plus de facilité et que je recolle ensuite. Je ne compare pas une planche avec celle qui va se trouver en vis-à-vis lors de la parution de l’album, sauf pour éviter de reproduire deux fois le même cadrage s’il s’agit d’une séquence continue. A la différence d’autres dessinateurs qui utilisent des calques pour s’assurer de la place de chaque personnage, je travaille de manière plus spontanée, sans un réel plan préétabli. Il m’arrive bien entendu de ne pas être satisfait du résultat ; je gomme alors et je recommence autant de fois qu’il est nécessaire pour obtenir la case qui me convient.
En regardant ce tirage grand format qui permet de mieux comprendre votre technique, on aurait pu se demander si vous encriez sur vos crayonnés ou si vous utilisez une table lumineuse ?
Non, j’encre directement sur mes crayonnés, mais je les photocopie auparavant. La première fois que nous avons réalisé ce type d’albums, pour les Nancy Hart, nous les avons scanné. Mais cela demande une logistique plus importante, car je ne dispose pas d’un scanner chez moi. Je réalisais alors une dizaine de planches, puis je les apportais chez Dupuis pour qu’ils les scannent, etc. Et cela m’a emmerdé souverainement ! Alors j’ai décidé de fonctionner avec une bonne photocopieuse, qui ne vaut peut-être pas un scanner, mais je trouve que le rendu de ce grand format est conforme à ce qu’on peut en attendre.
Le plat arrière du grand format des Quatre Évangélistes laisse croire que d’autres albums du même style complèteraient cette collection : depuis quand photocopiez-vous ainsi vos planches ?
Il a fallu que je récupère après les allers-et-retours des Nancy Hart, mais je pense que j’ai tout photocopié juste après cette période, à la demande de mon éditrice. On les a utilisés pour les tirages de tête.
Nous sommes étonnés par la qualité et le prix auquel est proposé ce grand format !?
29 € pour ce grand format, avec des croquis et une aquarelle : je suis très content de proposer cela à un plus large public que les tirages de tête, dont le format me semble d’ailleurs parfois un peu trop grand. Mais je pense qu’il est tout de même limité à trois mille exemplaires… Mis-à-part pour un album ou l’autre, je ne suis pas certain d’avoir gardé la totalité des photocopies des crayonnés que j’ai réalisées à partir des albums précédents, mais Dupuis a tout scanné : on pourrait donc réaliser d’autres tirages si le public le désire.
Et l’aquarelle qu’on retrouve en début d’album, était-ce votre volonté d’ajouter une touche de couleur qui vienne de vous entièrement ?
Non, nous voulions initialement un ex-libris, mais comme de temps en temps, pour me délasser, je réalise des aquarelles de mes personnages, l’éditrice en tombant dessus a immédiatement écarté le projet de l’ex-libris pour lui préférer cette aquarelle.
Que faites-vous avec ces superbes aquarelles ? Vous comptez les publier dans un art-book ?
Non, pas du tout, je les réalise pour mon plaisir, car j’aime travailler l’aquarelle. J’ai fait beaucoup de paysages, mais dès que vous installez quelque part, il se trouve toujours un petit malin qui se penche sur votre épaule et engage la conversation. Je ne peins pas pour qu’on me tienne la jambe ! Alors, je continue à pratiquer cette technique chez moi, avec les personnages que j’apprécie. Mais j’en ai terminé une, elle va rejoindre les autres qui dorment dans un de mes tiroirs.
Je vais prendre quelques photos pour d’en donner une image à vos lecteurs : peut-être que cela pourra intéresser un éditeur ?
Oui, mais il faudra passer par Dupuis. Car nous ne sommes plus propriétaires tous les deux de la série et des personnages : Cauvin a vendu sans m’en parler. Dupuis m’a aussi contacté pour me proposer de racheter également ma part, mais j’ai refusé. Pas pour une question financière, mais parce que j’aurais été incapable de continuer à dessiner si j’avais été déconnecté des histoires. Le fait de posséder ces personnages, et d’en réaliser ce que je désire, me permet d’aller de l’avant. Pour ma part, financièrement, je me rattrape sur la vente des albums, ce qui n’est plus le cas de Raoul.
Cauvin ne touche donc plus de droits sur la vente des albums ! Pourquoi continue-t-il alors à écrire vos histoires ?
Il est payé au scénario. Je ne connais pas tous les détails car je n’ai été averti que sur le tard, il y a environ trois ans, lorsque tout était signé.
Qu’est-ce qui motive alors un auteur de 79 ans tel que vous à se lever tous les matins pour venir à sa table à dessin ?
Le réflexe conditionné.
Cela donne l’image d’une relation à l’éditeur qui a vous a formé à travailler sans relâche ?
Disons alors que c’est une seconde nature chez moi. Je ne prends que trois ou quatre jours de vacances par an, au maximum. Auparavant, j’ai réalisé quelques voyages plus long de trois semaines, mais cela me plaît plus autant. Bien entendu, je ne travaille plus au même rythme qu’à la grande époque ! Si je continue, ce ne sont pas que pour des raisons financières. J’ai besoin d’argent, comme tout le monde, mais je ne vis pas dans le luxe. Je possède une petite maison non loin de Charleroi que j’ai achetée il y a plus de cinquante ans. Je dispose d’une petite pièce où je dessine, avec ma documentation rangée dans une armoire, derrière moi. Pas plus. Ma préoccupation a toujours été de ne manquer de rien : la peur du chômage m’a tenaillé, même si je ne l’ai jamais connu, car je travaille chez Dupuis depuis 56 ans, et j’ai dessiné l’équivalent de 90 albums pour eux : 24 Sandy, Les Lampil, Les Tuniques bleues, et les autres.
Vous concevez une forme de fatalité à dessiner, mais vous ressentez tout de même un plaisir, qui est ressenti par le lecteur à la lecture de vos albums.
Bien sûr ! Créer des personnages, les manipuler, les faire évoluer : c’est génial ! Mais je ne veux pas me lancer des fleurs, car je ne sais rien faire d’autres à part dessiner ! J’ai ça dans le sang ! Maurice Rosy me disait toujours : « Toi, tu es une bête de BD ! ». Je sais que le commun des mortels nous considère toujours comme des dessinateurs de petits Mickeys. En son temps, les amis de mon père le poussaient à m’empêcher de dessiner pour me mettre dans la mécanique : « Voilà un vrai métier ! » Heureusement que mon père m’a laissé royalement en paix : « Tu as envie de dessiner ? Fais-le ! Si tu ne parviens pas à en vivre, tu pourras reprendre mon commerce. »
Vous n’imaginez donc pas vous arrêter un jour ou l’autre ?
Non. Deliège [2], un vrai copain, ne cessait de m’appeler : « Tu continues à travailler ? Tu n’as pas assez d’argent ? ». Et je lui demandais alors ce qu’il faisait lui de ses journées de retraité : « Je m’emmerde. », me répondait-il. La seule chose qui me fait peur, serait que Raoul prenne la décision d’arrêter de travailler. Mais de mon côté, la santé se maintient. Je demande juste à mon éditeur de m’informer s’il remarque que mon trait devient tremblotant. Tant que ce n’est pas le cas, je continue.
Vous n’avez donc pas de demande particulière, tant que tout se déroule bien ?
Tout ce que je demande, c’est qu’on ne presse pas pour prépublier une aventure alors que je n’en suis qu’à la page 30. Je ne voudrais qu’il m’arrive un problème de santé et qu’on doive interrompre la publication ! J’arrive à un âge où il ne faut pas se presser.
Dernière question fataliste : voudriez-vous qu’on reprenne vos personnages si vous deviez vous arrêter ?
Honnêtement, je n’y pense pas. Il faudrait bien entendu voir avec Dupuis, sans oublier les filles de Salvérius qui détiennent encore une partie des droits.
À ce propos, Dupuis a réalisé une superbe première intégrale avec les albums de Salvérius. Voudriez-vous prolonger avec les vôtres ?
Non, je l’interdis. J’estime qu’une série publiée en intégrale est une série morte. Je continue à travailler, je suis toujours sur le marché : je ne veux donc pas d’intégrales.
Pardonnez-moi, mais vous avez donné votre accord pour les Rombaldi, repris par Dupuis ?
C’est différent, car c’était vendu par correspondance. Cela ne dérange pas car cela n’apparaît dans les librairies aux côtés des autres albums. Par contre, on ne m’a pas demandé la permission pour rassembler les albums sous différentes thématiques. On m’a présenté la maquette, mais trop tard pour arrêter la machine. C’est une façon détournée pour réaliser des intégrales malgré mon précédent refus. J’avais aussi refusé qu’on modifie la maquette des albums : autant par facilité pour les reconnaître, que par honnêteté pour les lecteurs. Ainsi, j’ai refusé de réaliser de nouvelles couvertures, afin que les lecteurs ne pensent pas acheter une nouvelle aventure, alors qu’ils possédaient déjà le titre dans leur collection.
Pour revenir aux Rombaldi-Dupuis, est-ce qu’un quinzième tome sera édité avec le soixantième Tuniques Bleues sur lequel vous travaillez ? Comment sera-t-il distribué ?
Mystère… Je ne sais pas s’ils vont prolonger cette collection avec ce nouveau tome, ni comment il serait vendu : on ne me dit rien.
Propos recueillis par Charles-Louis Detournay
(par Charles-Louis Detournay)
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Lire notre chronique du T59 : Les Quatre Evangélistes
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tome 4 : Les Indiens chez Amazon ou à la FNAC
Quelques-uns de nos nombreux articles concernant les Tuniques Bleues :
Les chroniques des tomes 47, 50, 54, 55, 56 et 58
Angoulême 2010 : L’hommage aux Tuniques bleues
Une interview de Willy Lambil (Nov 2009) : "On parle bien plus d’un auteur qui vend 5.000 albums à la nouveauté que du nouvel album des Tuniques Bleues !"
Raoul Cauvin (mars 2011) : « Comme un acteur, j’incarne chacun de mes personnages en écrivant mes histoires »
Willy Lambil (Déc 2011) : « Le réalisme ne m’a jamais quitté, j’essaie juste de trouver un compromis avec le dessin humoristique »
Willy Lambil (mars 2014) : " Personne ne s’intéresse à moi "
Pauvre Lampil : l’étonnante intégrale
Guerre de sécession et western avec les Tuniques bleues
Toutes les photos, y compris celle du médaillon, sont : Charles-Louis Detournay.
[1] Dessinateur entre autres de Godaille & Godasse.
[2] Paul Deliège est entre autres l’auteur de Bobo et des Krostons.
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