Comment en êtes-vous arrivée à scénariser Alix ?
Denis (Bajram) [1] et moi étions à Bruxelles en octobre 2010. On déjeunait avec un vieil ami, Reynold Leclercq, qui venait de devenir éditeur chez Casterman. C’était très convivial. On s’est mis à parler d’Alix, une de mes grandes lectures de jeunesse. Reynold m’a lors demandé si j’avais des idées pour relancer ce péplum, puis carrément de proposer un projet dans ce sens. J’ai été très surprise. Je n’avais jamais pensé reprendre une série. Mais j’ai dit que j‘y réfléchirais.
C’était très excitant. J’en ai parlé plusieurs jours non-stop avec Denis. Alix Senator est né de ces réflexions. J’ai ensuite envoyé un pré-projet à Reynold qui a tout de suite accroché et l’a soumis au comité Martin (les enfants Martin, Simon Casterman et Jimmy Van Den Hautte) chargé de gérer les univers du créateur d’Alix.
Eux aussi ont accepté d’emblée. Ils nous ensuite laissé une très grande liberté de création. Ça n’aurait pas pu se passer mieux.
Pourquoi avoir choisi d’en faire un quinquagénaire, sénateur romain de surcroît ?
En réfléchissant à la proposition de Reynold, je me suis vite rendue compte que je n’avais pas grand chose à apporter à la série classique. Elle continue très bien sans moi. Il m’a donc paru plus intéressant de proposer un renouvellement complet de l’univers d’Alix, un « reboot dans la continuité » comme il y en a de nombreux dans les comics. Les personnages actuels de Superman ou de Batman n’ont plus grand chose à voir avec ce qu’ils étaient lors de leur création, même si, officiellement, ce sont les mêmes héros.
Une fois acquis le principe de ce renouvellement, décaler les nouvelles aventures d’Alix dans le temps par rapport aux anciennes m’a semblé le moyen le plus efficace de procéder et le plus respectueux de l’œuvre de Martin aussi. Comme Alix est jeune dans la série originale, je n’ai pas eu le choix, je l’ai vieilli.
Ensuite, en faire un sénateur m’a venu assez naturellement. Je voulais rester totalement cohérente avec la série classique, alors j’ai réfléchi à ce qu’allait devenir logiquement son héros. C’est un ami de César et d’Octave. Je le vois bien rester à leurs côtés tout au long des guerres civiles qui déchirent Rome à cette époque. Quand elles se terminent, il se retrouve donc dans le camp du vainqueur, Octave devenu Auguste. Il est normal que celui-ci à la fois le récompense de ses loyaux services et cherche à le garder près de lui. Alors quoi de mieux que de donner à Alix un million de sesterces, la somme nécessaire pour entrer au Sénat, et en faire un membre de la plus haute aristocratie romaine ?
Comment avez-vous déterminé le contexte historique de cette nouvelle relance ?
J’ai regardé dans l’avenir d’Alix quelle époque me paraissait la plus porteuse. Me placer pendant les guerres civiles aurait débouché sur une série très politique, voir sur une suite de récits de batailles… Cela ne me touche pas beaucoup. La période suivante, celle de la naissance de l’empire romain, me parle davantage. Auguste y construit un pouvoir totalement nouveau sur les ruines de la République romaine. Certes, c’est un pouvoir très autoritaire mais, avec le retour de la paix en Italie, c’est toute la civilisation latine qui peut s’épanouir. Je voulais que « mon » Alix soit le témoin, voire l’acteur de ce renouveau non dénué d’ambigüités. Le mettre dans une position de tension par rapport à Auguste, un ami à qui il doit beaucoup mais dont il désapprouve la dérive autocrate, ma paraît par exemple très intéressant.
Quelles ont été vos sources ?
Elles ont été très variées. Tout est sujet à recherche quand on veut être vraiment réaliste. Bien sûr, Thierry a beaucoup regardé ce qu’avait fait Martin dans la série classique ainsi que dans les Voyages d’Alix. La Rome de Chaillet a été très utile aussi. Mais il a dû aller vers une foule d’autres livres et documentaires pour trouver, par exemple, la forme des serrures de l’époque ou bien ce qu’on cultivait dans les jardins de la ville. J’ai par exemple découvert à l’occasion d’une scène se déroulant chez Alix qu’il n’y avait pas de fontaines dans les cours romaines avant le siècle suivant. Entrer ainsi dans la vie quotidienne des Romains n’est pas l’aspect le moins intéressant de ce type de série.
Le récit fait allusion à une volonté des prêtres de reprendre la main sur le pouvoir. Quelle est la relation réelle entre Auguste et le clergé ?
À Rome, la religion traditionnelle est surtout un ensemble de rites sociaux censés attirer la protection des dieux sur la ville. Il n’y a pas vraiment de spiritualité au sens où nous l’entendons. Les prêtres que je présente dans l’album sont tous des détenteurs de charge publique. Or, à l’époque, comme tous les « haut fonctionnaires », ils voient leur influence décroitre avec l’ascension d’Auguste et la captation progressive par celui-ci de tous les pouvoirs. Ainsi au début de l’album, je le montre devenir Grand Pontife, c’est-à-dire chef officiel de la religion romaine. Maintenant c’est lui qui décide. Le reste du clergé n’a d’autre choix que de se soumettre et ce n’est pas toujours facile. Mais au final, Auguste tiendra bien compte des aspirations religieuses des Romains : il fera construire de nombreux temples, maintiendra les rites, redonnera un prêtre attitré à Jupiter…
La grosse surprise de départ est de retrouver Alix père d’un enfant à l’âge d’Alix lors de sa création par Jacques Martin...
Oui. Alix est un quinquagénaire. Il a beaucoup muri. Il reste très actif mais il ne peut plus se comporter comme le jeune aventurier qu’il était. Il faut donc que quelqu’un prenne le relais. C’est son fils, Titus, qui a bien l’intention de lui prouver qu’il est aussi malin et entreprenant que lui.
J’espère que ce personnage plaira aux jeunes lecteurs de la série. J’aimerais qu’ils retrouvent dans Alix Senator le plaisir que j’ai eu à découvrir Alix quand j’avais 12 ans. Mais je conçois que l’existence de Titus surprenne ceux qui connaissent déjà la jeunesse de son père. Il faut se dire qu’à l’époque romaine, quels que soient ses orientations amoureuses et ses choix personnels, on se mariait et on avait des enfants. Reste à savoir qui est la maman de Titus et pourquoi elle n’est pas à ses côtés… mais c’est une autre histoire.
On retrouve aussi le fils d’Enak, mais pas l’ami égyptien du Gallo-Romain...
En effet, pour ce premier tome, j’ai voulu me concentrer sur l’évolution d’Alix, ne montrer que lui des anciens personnages. Mais nous allons reparler d’Enak dès le tome 2 : est-il mort ? Disparu ? Vous le saurez l’an prochain.
Qui a décidé du traitement graphique, quasi académique, de cette nouvelle série ?
Nous avons beaucoup discuté avec Thierry du meilleur rendu graphique pour la série. Nous voulions un dessin à la fois moderne et adapté à un péplum tout public. Thierry qui a longtemps travaillé à la Comédie Française a relevé sans peine le défi. Et, là encore, nous avons eu l’approbation totale du Comité Martin.
Allez-vous intervenir sur la série régulière ?
Non. Comme je vous le disais, je n’ai sans doute rien à lui apporter. Et puis, développer Alix Senator est déjà à la fois un grand plaisir et un challenge de tous les jours.
Propos recueillis par Didier Pasamonik
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Alix Senator T1 : Les Aigles de sang par Valérie Mangin & Thierry Démarez - Éditions Casterman
Parution prévue pour le 12 septembre 2012
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[1] L’auteur de Universal War One, à la ville, l’époux de Valérie Mangin.
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