Tomi Ungerer a produit environ 150 ouvrages, plus de 500 affiches et des milliers de dessins satiriques ou érotiques, exposés pour certains à la galerie Martel (Paris). Pacifiste et humaniste tendance existentialiste, volontiers grinçant et surtout très fier du particularisme hérité de son Alsace natale, il conserve en toutes circonstances sa liberté de ton, y compris quand il s’exprime à propos de la bande dessinée.
Quels sont vos goûts en matière de bande dessinée et est-ce que celle-ci a pu influencer votre travail et votre œuvre de graphiste ?
Eh bien, écoutez, comme tout petit enfant alsacien, j’ai très tôt été exposé à Wilhelm Busch, évidemment ! C’est sans doute l’une de mes plus grandes influences. Quand j’étais petit, nous n’avions pas d’argent. Mais nous avions un gentil jeune voisin qui, chaque dimanche, venait me déposer Cœurs Vaillants et Le Journal de Mickey. Donc, j’étais influencé par les bandes dessinées de Walt Disney. Et, n’oubliez pas que, grâce à ce premier journal qui publiait « Tintin et Milou », avant l’arrivée des Allemands, j’étais déjà exposé à Hergé. Je me rappelle que, je crois, à l’époque, c’était Le Sceptre d’Ottokar qui sortait. Puis, les Allemands sont donc venus. Et j’ai dû attendre que la guerre se termine pour connaître la fin de la bande dessinée. Voilà ! Il m’a fallu quatre ans pour finir un livre : c’est la plus longue lecture de ma vie !
Je crois que vous lisiez aussi L’Espiègle Lili et Les Pieds Nickelés ?
Oh, la, la ! Merci de me le rappeler ! Il ne faut pas oublier non plus que, né en 1931, j’étais bien plus jeune que mon frère et mes sœurs : j’ai donc hérité de leurs volumes, reliés à l’époque. Nous avions un volume des Pieds Nickelés. Alors là, c’est une expérience littéraire, n’est-ce pas ? Ce que j’aime beaucoup avec Les Pieds Nickelés c’est que le texte était situé en bas, sous l’image. Moi, personnellement, ce qui me dérange dans la bande dessinée, c’est d’avoir de tels talents de dessinateurs et que l’image soit « bousillée » par le ballon, avec le texte dedans. Quand je vois ces grands artistes, supérieurs à tout ce que je fais, dans la bande dessinée française, je voudrais que chaque dessin soit en pleine page, et sans ce sacré ballon qui vienne se promener pour me gâcher tout le truc au niveau graphique ! Alors Les Pieds Nickelés, c’était bien parce que le texte était en bas. On lisait en dessous, et il y avait l’image au-dessus.
La bande dessinée américaine n’aurait-elle pas pu vous influencer également ? Notamment à partir de 1956 et votre installation à New York, avec soixante dollars en poche et une cantine remplie de dessins, selon la légende…
Je n’ai jamais été influencé en quoi que ce soit par les bandes dessinées américaines !… C’est vide… C’est… Au contraire, j’ai toujours fait une grande différence entre les bandes dessinées et les Supermen et les Batmen, et tous ces trucs là… Ça me fait même dégueuler ! Ah oui, carrément !… À l’époque, non, pas du tout… J’étais même anti-bande dessinée justement. Je pense que, quand même, avec la bande dessinée, tout est presque décidé. C’est à dire qu’elle ne laisse plus rien à l’imagination : tout est déjà présenté, le texte ou le truc, par les successions… Vous comprenez, moi j’ai été élevé avec des ouvrages qui étaient illustrés. Entre deux illustrations, il y a quatre pages où l’on raconte des histoires. Alors, il y a toute l’imagination qui travaille. Or, dans la bande dessinée, il n’y a plus de place pour l’imagination.
Ces fameux ouvrages illustrés, s’agissait-il de Gustave Doré ou de Samivel ?
Oui. Ainsi que de Benjamin Rabier. Alors là, on parle de la petite enfance.
L’imagier Hansi, de votre Alsace natale, a-t-il compté aussi ?
Alors, ça, non alors ! Le fascisme… Comme illustrateur, c’est très bien. Mais, à part ça, c’est de la pédophilie folklorique !
Vous qui pratiquez le mariage du texte et de l’image dans vos livres d’auteur jeunesse, existe-t-il, à votre avis, un mode de narration qui serait propre à la bande dessinée ?
Mais, alors là, j’en reviens aux Pieds Nickelés. Je pense que… Moi, je trouve dommage… Parce qu’il y a une grande différence entre la bande dessinée américaine et la bande dessinée en France. C’est que la plus grande partie des dessinateurs de bandes dessinées en France sont de vrais artistes ! Qui vous plongent dans une atmosphère. Ce sont des mecs que j’admire ! Souvent autant par l’histoire que… Bon, évidemment, il y en a que je préfère… Et il y en a aussi que je n’aime pas du tout ! Mais, quand même, il y a une grande différence intellectuelle. C’est un procédé intellectuel. C’est une culture…
Parmi les grands thèmes que vous traitez, ce qui frappe, c’est votre goût pour la nature, enrichi d’une passion pour la botanique ; votre respect pour tout ce qui est vivant ; voire, à la lecture de vos autobiographies, votre pacifisme. Ce dernier étant forcément induit par votre expérience de la Deuxième Guerre mondiale ?
Oui. Vous savez, j’ai vu la guerre comme enfant ! La poche de Colmar… J’ai vu la guerre comme un soldat ! Alors, évidemment, petit, je me suis tout de suite rendu compte des mensonges d’un Hansi. De cet affreux… vous savez… chauvinisme. J’ai été élevé dans un chauvinisme français. Ma mère était chauvine… Alors, tout ça, pour me rendre compte, tout petit, qu’il y avait des gens de bien partout ! Et que dans chacun, finalement, entre le bien et le mal, il y a quelque chose qui est bien plus intéressant : c’est le no man’s land entre le bien et le mal ! Où le bien apprend à rigoler avec le mal et où le mal apprend un petit peu à s’améliorer…
Les expériences accumulées lors de votre jeunesse, relativement difficile, ont aussi, semble-t-il, conditionné vos engagements ultérieurs ?
Absolument ! Complètement ! C’est à dire que, je peux dire que, à l’âge de douze ans, treize ans, j’étais déjà ce que je suis maintenant. J’ai gardé les mêmes aversions, les mêmes colères, les mêmes dégoûts… Même au niveau religieux. J’ai été élevé de façon très puritaine. Mais je n’ai jamais eu la grâce : le jour de ma confirmation, je suis sorti de l’église, je n’ai jamais pris l’hostie et le vin ! Vous voyez ce que je veux dire… Donc, j’ai toujours gardé… Mais, à la clef de tout cela, ce qui m’ouvre toutes les portes, c’est quand même le respect ! C’est à dire que j’ai le respect de toutes les religions ; tant qu’il n’y a pas de fanatisme, d’extrémisme.
Ces mêmes expériences de jeunesse ont déterminé chez vous un certain existentialisme et, plus que cela, une vision anarchisante, satirique et grinçante, dotée d’un recul sur le monde, une distance salutaire entretenue envers lui ?
Je n’ai rien à ajouter à ce que vous dites ! Je dis toujours que je suis un existentialiste. Et je m’identifie à certains personnages en particulier dans la littérature : deux héros auxquels je m’identifie. Il s’agit du soldat Chvéïk de Jarolslav Hašek. Et puis, c’est l’Étranger de Camus… Pas l’Étranger de Camus… Oui, peut-être, si. Mais surtout le docteur Rieux de La Peste, n’est-ce pas ?… Même quand on ne peut rien changer, on peut toujours faire quelque chose ! Et ça, il faut le faire ! Il y a une chose à laquelle je me refuse, c’est l’espoir. Il n’y a rien de pire que les illusions. L’espoir, c’est peut-être nécessaire pour des gens. Mais, alors, c’est toujours une invitation à la désillusion. Alors, pourquoi ne pas prendre la réalité en face pour ce qu’elle est ? Et, peut-être un petit peu la malmener, peut-être la modeler, peut-être lui donner une nouvelle forme. En fin de compte, je pense qu’il faut, quand même, garder ses pieds sur les épaules…
Toujours sur le registre de l’engagement, je suis admiratif de votre travail, notamment, comme affichiste, en particulier aux États-Unis. Les choses que vous avez faites contre la ségrégation raciale ou la Guerre du Viêt-Nam, par exemple…
Ah oui ! Tout ça… Je continue avec l’affiche. Mais il y en a moins de nos jours… Cela m’avait attiré de gros ennuis. J’ai finalement été kidnappé par le FBI !… Ça, c’est dans mon prochain bouquin !… Dans un prochain volume : vous savez, j’ai inventé un petit peu cette formule des autobiographies illustrées, avec des documents, des dessins, toutes ces choses… Bon, voilà !…
Citoyen du monde et polyglotte, vous avez résidé à New York, en Nouvelle-Écosse (Canada) ou, actuellement, en Irlande (Eire). Je suppose que vous devez donc prendre plaisir à être publié en de nombreuses langues dont, bien sûr, l’allemand et le français ?
J’habite l’Irlande depuis trente-quatre ans. C’est mon pays d’adoption !… Et, écoutez, j’ai été publié en vingt-huit langues. Car, il y a de petites langues, vous savez ! Pas simplement de grandes langues comme les nôtres. Il y a de petits pays aussi. Ainsi, je ne peux pas dire que je sois traduit en espagnol. Mais je suis traduit en catalan ! En France, je suis traduit en breton. Vous voyez ce que je veux dire !... Alors, si vous ajoutez toutes les identités, ça en fait pas mal, quand même !
Vous êtes également un fervent partisan de la construction européenne ?
Ah oui ! Ça, je me suis battu pour le franco-allemand !… Vous savez, quand je suis arrivé en Irlande, voilà trente-trois ou trente-quatre ans, à l’époque je recevais encore des lettres anonymes du style : « Sale Boche, si tu reviens en France, on va te descendre ! »… Maintenant, les idées pour lesquelles je me suis battu sont acceptées. Comme je l’ai déjà dit dans d’autres interviews : « Je préfère une barricade à un embouteillage ». Il faut toujours que je puisse… Même pour l’Alsace : le dialecte alsacien n’est toujours pas reconnu par la France et je relance une campagne cet automne, qui va s’appeler : « Alsace Agonie ». Et le dessin pour ça, c’est une Alsacienne qui soulève sa jupe et qui montre ses fesses, avec une cocarde dessus ! Donc, ça recommence toujours. Comme ça, je me suis dit que, si une Alsacienne a une cocarde sur le cul, on ne va pas lui donner des coups de pied… Le Français ne va pas donner de coups de pied à sa cocarde !
En définitive, votre Heimat, votre petit pays natal, a toujours été l’Alsace…
Absolument ! Oui, oui ! Je continue à me battre pour ma petite province et pour l’Europe. Il y a toujours de quoi faire !
Quelles sont, selon vous, les spécificités de la Weltanschauung [conception, perception du monde] qui se révèlerait propre aux Alsaciens, vos compatriotes ?
Weltanschauung, c’est un mot irremplaçable ! C’est comme… Vous savez, il y a des mots comme : la condition humaine. C’est à dire que des mots comme la condition humaine, on ne peut pas les traduire dans une autre langue. C’est strictement français ! Il faut dire la condition humaine tout comme on dit Weltanschauung, ou bien Weltschmerz [la douleur du monde]. C’est le mal du monde. Et ça, je le porte comme Christ porte sa croix ! La Weltanschauung, c’est une forme d’humanisme en fin de compte. La mise en vue du monde, littéralement… Finalement, la meilleure façon de le traduire en français c’est, comme vous le suggérez, la conception, perception du monde.
Pour ce qui concerne la Weltanschauung qui serait propre aux Alsaciens, je dirais d’abord que nous avons horreur de la violence. Et, plus encore, nous avons horreur de l’arrogance. Vous pouvez venir de France, d’Allemagne ou de n’importe où. Si vous n’êtes pas arrogant : vous êtes adapté et adopté ! Adapté et adopté. Nous avons les Alsaciens de couche et les Alsaciens de souche, n’est-ce pas ? Nous avons ceux qui viennent chez nous. S’ils essayent de nous comprendre, évidemment qu’ils sont accueillis ! Mais je crois que c’est le problème de toutes les minorités. Toutes les minorités ont cette allergie. Cette allergie à l’encontre de l’arrogance ! J’ai raconté déjà que, pour les Anglais qui sont arrogants, là, il me suffit de trois mots pour le déceler. Pour faire sauter de sa selle un Anglais, je lui demande : Are you Irish ?. Est-ce que vous êtes Irlandais ?… Ça, il s’agit d’un de ces trucs standards avec moi ! Ça fait partie de mes « recettes »… Are you Irish ?… Un Irlandais ne pourrait pas le faire. Parce que lui, il le saurait. Tu vois ce que je veux dire !… Moi, je parle le français avec un accent allemand, l’allemand avec un accent français. Puis, en anglais, ça change, hein ! Si je suis avec des amis juifs new-yorkais, je retrouve l’accent juif new-yorkais, etc. l’Alsacien est essentiellement « caméléoniste » : il s’adapte facilement à tous les autres milieux. C’est historique ! On a dû s’adapter aux Français, s’adapter aux Allemands…
Les Anglais ont d’ailleurs cette si désobligeante expression pour marquer leur mépris de l’Irlandais : The usual Paddy in the smog…
Ah oui, absolument ! Oui ! [Rires.] Décidément, vous êtes sympathique !…
Depuis 1975, vous avez fait d’importants dons, notamment de dessins et de votre fameuse collection de jouets anciens, aux institutions muséales alsaciennes et à ce qui est devenu, en 2007, le Musée Tomi Ungerer, Centre international de l’Illustration, de Strasbourg ?
Oui, j’ai mon musée à moi. Mais, pour les jouets, il en faudra un deuxième : ce sera un centre pédagogique où les enfants viendront fréquenter des ateliers et où ils pourront s’inspirer des jouets. J’espère que je vais encore voir cela de mon vivant !
En tant qu’auteur jeunesse, vous avez été durablement très motivé par, je cite : « La volonté de choquer, faire sauter les clivages et les tabous, mettre les normes à l’envers ». Persistez-vous ?
Absolument ! D’ailleurs, les enfants adorent ça ! On ne les laisse pas faire et on ne les laisse pas dire. Même si les enfants ont un potentiel de la vérité. Il faut toujours dire la vérité aux enfants !… Je dis que les enfants savent d’où viennent les bébés. Mais ils ne savent pas d’où viennent les adultes. C’est ce que je dis toujours !
Vous êtes même allé plus loin dans le contournement ou la négation de certains clivages, comme le fait que vous soyez un auteur jeunesse célèbre et, en même temps, à l’origine d’une œuvre érotique importante…
Ah oui, oui, complètement ! Pour moi, je ne pouvais pas faire tout le temps la même chose. Je suis trop ludique pour cela. Et ça m’ennuierait. Il faut que je passe d’une chose à l’autre. Tout ce qui me passe par la tête. Et puis, un point c’est tout !
Propos recueillis par Florian Rubis.
(par Florian Rubis)
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Exposition Tomi Ungerer
Galerie Martel
17, rue Martel 75010 Paris
Du 18 septembre au 31 octobre 2009, du mardi au samedi, de 14 h 30 à 19 h
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Les Trois Brigands – par Tomi Ungerer – L’École des loisirs – 40 pages, 13 euros
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En médaillon : autoportrait en Saint-Sébastien de Tomi Ungerer. Photo : © 2009 Florian Rubis. Pour toutes les illustrations : © Tomi Ungerer
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