L’album « Un Hiver de glace » était annoncé pour le printemps 2010, pourquoi arrive-t-il avec un an de retard ?
Et bien, c’est parce que nous avons eu un petit soucis avec l’agent de Daniel Woodrell. Il a fait une volte-face assez frileuse concernant les droits d’adaptation, alors que mon travail était déjà largement entamé. Le fait qu’il y avait une adaptation cinématographique en cours (A Winter’s Bone réalisé par Debra Granik en 2010), a dû peser dans la balance. Heureusement, Casterman a été comme un pitbull sur une jambe d’enfant : ils n’ont rien lâché ! À juste titre, puisque que nous avions un accord, le livre était achevé,… Finalement, l’agent a donné son feu vert, à la condition d’attendre la sortie du film dans les salles françaises. C’est cela qui explique le retard.
Cette attente n’a pas été trop dure pour vous ?
Terrible ! J’ai dû ronger mon frein. Et répéter inlassablement à qui me le demandait : « L’album est fini et il sort bientôt ».
D’où vient votre envie d’adapter ce roman ?
Nadia Gibert, éditrice chez Casterman, m’a contacté pour me proposer de dessiner un Rivages / Casterman / Noir. À la base, je ne suis pas un grand lecteur de polars. Les lectures dans la filiation de Dashiell Hammet, l’inspecteur, la bouteille de bourbon, les stores,… Ça n’est pas mon univers. Puis, en discutant, Matz, le directeur de la collection, m’a conseillé plusieurs auteurs. J’en connaissais certains comme James Lee Burke, que j’aimais beaucoup. Mais la lecture du roman de Daniel Woodrell a été un coup de foudre total. Chaque pages, chaque situations m’inspiraient des images. C’est essentiel quand tu te lances dans une adaptation… J’ajouterais que le bouquin n’était pas trop volumineux. Pour rester concis, pour rendre l’atmosphère d’un roman, il faut se payer le luxe d’avoir trop d’espace, ou à tout le moins pouvoir gérer cet espace de manière personnelle. Avec « Un Hiver de glace », il y avait cette possibilité. Mais par-dessus tout, j’ai découvert un grand romancier, un grand roman avec une écriture qui me plaisait.
Et puis l’Amérique profonde est quelque chose qui vous attire, non ?
Oui, clairement. En plus, ce projet est arrivé à un moment où j’écoutais énormément Karen Dalton, qui est originaire de cette région-là. Tout me poussait à réaliser cette adaptation.
Vous avez passé un mois dans les Ozark pour repérer les lieux. Qu’avez-vous retiré de cette expérience de vie là-bas ?
J’ai logé dans des motels ou chez l’habitant. La route est longue, il n’y a pas d’aéroport dans le coin. C’est à cheval entre l’Arkansas et le Missouri. Il faut vraiment chercher pour trouver des voisins ! En conduisant, je voyais sur le bord des routes des amoncellements de dix-huit boîtes aux lettres. On sent que des maisons sont planquées quelque part, mais on ne les voit pas. Parfois, je comptais quinze ou vingt kilomètres qui séparaient deux maisons ! Ton premier voisin est à vingt bornes ! Si tu as la main coupée, tu as le temps d’avoir mal ! En séjournant là-bas, j’ai vu une sorte de solitude et j’ai mieux compris cette solidarité dont parle Woodrell dans son roman. En fait, tu n’as pas le choix. Qu’ils soient ennemis ou parents, le fait est que puisqu’ils vivent là depuis le premier pionnier qui a eu la bonne idée de s’y installer, ils sont obligés de s’entraider. Sinon, il n’y aurait plus rien sur ces terres…
Malgré les inimités qui peuvent exister, le rapport humain reste présent ?
Exact. Les gens ne parlent pas beaucoup. Ils sont soit très accueillants, soit pas du tout. J’ai eu affaire à deux ou trois gars qui auraient très bien pu faire partie du casting de Delivrance [1]… J’ai aussi rencontré des gens adorables. Une vieille hippie m’a logé chez elle. Elle avait des champs cachés dans la montagne. Depuis son chalet, on avait une vue incroyable sur les monts Ozark. Toutes les dernières pages du bouquin sont d’ailleurs inspirées de photos et de dessins faits là-bas.
Quand vous vous baladiez dans la région, vous vous présentiez comme un dessinateur en plein repérage pour une bande dessinée ?
Oui. Les gens me regardaient avec des yeux ronds, comme si j’étais un extraterrestre. Pour eux, les comic books c’étaient Thor et Captain America. Je leur ai expliqué ma démarche : partir d’un roman noir, l’idée d’un graphic novel… C’était loin d’être évident pour eux. D’ailleurs, personne ne connaissait Daniel Woodrell, alors que j’étais à quelques kilomètres de chez lui. Mais ça, je m’en suis rendu compte par après. Je lui ai envoyé quelques planches, et j’ai vu son adresse postale sur l’enveloppe. On a sûrement fait nos courses dans le même supermarché Target ! Nos pick-up se sont probablement croisés. Donc, dans les Ozark, personne ne connaît Woodrell, parce que je crois que tout le monde s’occupe d’abord de ses affaires. C’est seulement en cas de gros problèmes, ou d’hiver très rigoureux qu’on s’entraide.
Outre le fait de humer l’ambiance de la région, est-ce que vous avez profité du séjour pour faire des croquis, des photos ?
Des photos essentiellement, parce que je devais beaucoup bouger. Les routes sont très longues, le voyage était très étalé. J’ai atterri à Chicago, mais il a fallu rouler jusqu’à ma destination. Je devais gérer le temps. Pour ça, la photo était la meilleure technique de repérage possible.
Vu le sujet, vous avez choisi une gamme de couleurs très sombre, assez angoissante. Quels sont les défis d’un tel traitement ?
Je voulais réduire la palette. Il y a essentiellement du sépia et du vert. J’avais comme principe de départ : tous les extérieurs en sépia, tous les intérieurs dans les verts. Mais intérieur veut dire aussi intérieur mental : rêves de Ree, légendes, flash-back… J’avais envie d’aller vers ce que m’inspirait le roman : un western moderne.
C’est vrai que le sang-froid de cette jeune héroïne rappelle le récent film True Grit des frères Coen...
En faisant cet album, il y a pas mal de films qui résonnaient en moi : There Will Be Blood, Fargo, No Country For Old Men, L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford,…
Tous les excellents westerns récents en fait…
Oui. Ce qui me plaisait c’était d’imposer une lenteur. On n’est pas à New York : dans une région où tu dois faire 20 km pour aller dire bonjour à des voisins, tout est long. Il fallait installer cette lenteur case après case. Ça imposait également des dialogues lents. La couleur participe à tout cela. Selon moi, l’histoire d’« Un Hiver de glace » aurait pu être écrite il y a 100 ans. Il suffit de remplacer la coke et les 4x4 ! L’histoire d’une fille qui cherche son père qui a déconné et l’affrontement de deux clans depuis des lustres, c’est vieux comme le monde.
Vous avez publié trois albums en cinq ans. D’un album à l’autre, j’ai l’impression que votre style varie beaucoup. Avez-vous l’impression de moduler votre dessin selon les projets ?
Mon premier album (American Seasons) était très inspiré par Miles Hyman. Pour moi, c’est un maître comme illustrateur. Dans le deuxième (The End : Jim Morisson), j’étais encore un peu enfermé, par rapport au travail de mon père. Pour celui-ci, j’espère et je pense avoir lâché beaucoup de choses.
Graphiquement, c’est en tout cas le plus abouti des trois…
Tant mieux. Je crois que je devais me rassurer avec mes deux premiers albums. Je voulais soigner mes dessins. Pour « Un Hiver de glace », j’ai beaucoup plus travaillé sur la narration, sur le découpage. Il y a un rapport entre les personnages et le décor. Je voulais d’un décor figé et des personnages très mobiles. Ça explique aussi que les personnages sont toujours très encrés, alors que les décors sont volontairement un peu flous. J’ai cherché à être le plus fluide et le plus lisible possible. J’ai tiré comme leçon de mes deux premiers albums qu’un beau dessin ou une belle case freine la narration. La bande dessinée, ça n’est pas seize tableaux sur deux pages, c’est une narration.
Les personnages sont assez petits et ramassés, alors que les décors sont très grands. C’est ce que vous avez vécu en visitant l’Arkansas et le Missouri ?
Oui, c’est une sensation clairement ressentie dans les montagnes Ozark.
Est-ce que vous avez réalisé que vous les dessiniez comme ça ?
Non. C’est peut-être inconscient, mais il y a un poids de l’environnement. Maintenant que vous me faites penser à ça, il y a une case de la page 79, où on voit que la salle de bains est beaucoup plus grande que la réalité. C’est voulu, car c’est une ombre qui pèse sur l’histoire. Mais, vous avez raison, on voit rarement mes personnages en contre-plongée.
Vous travaillez comme conseiller artistique et illustrateur sur les spectacles de Franco Dragone. Que retirez-vous de ces expériences, très éloignées de la bande dessinée ?
Tout d’abord, c’est un travail où je me mets au service de quelqu’un d’autre. C’est donc quelque chose que je ne signe pas. C’est un metteur en scène qui a besoin d’imaginaire, de décors et d’histoires. Donc, je dois mettre mon expérience de narrateur au service d’un spectacle. Ensuite, dans le sens inverse, le regard de Franco Dragone [2] sur mes images est très important. Il s’arrête parfois sur un très petit détail d’une image très grande. Il est très perspicace, il voit les petits décalages qui peuvent donner quelque chose.
Comment vit-on le fait d’être au service du projet d’un autre ?
Ce que je ressens est entre de la fierté et de la frustration. Il y a la fierté de participer à des spectacles vivants parmi les plus vus au monde. Mais c’est un peu frustrant de se dire que ça reste principalement un travail de l’ombre. Il y a deux ans, j’ai travaillé sur un projet qui finalement n’a pas eu lieu. Ça, c’est très dur à avaler !
Vous êtes également musicien. J’entends souvent des dessinateurs dire qu’ils trouvent que la musique est complémentaire au dessin. Quel est votre avis là dessus ?
La musique est un peu ce qui manque à la bande dessinée. On a chacun une musique intérieure quand on dessine. C’est comme quand, enfant, tu joues avec des Action Man, tu t’inventes une musique et des bruitages,… Il y a ça aussi en dessinant. Maintenant, entre dessin et musique, il y a un rapport totalement différent dans le retour. Quand tu enregistres de la musique ou que tu joues en concert, tu as une réaction en direct. Soit tu reçois des tomates, soit on t’applaudit, mais c’est direct. En faisant un livre, tu passes un an ou deux dans ton coin, avant de rencontrer des gens (lecteurs ou journalistes) avec qui tu pourras échanger sur ton travail. La musique permet de sortir de sa bulle.
Quel serait votre soundtrack idéal pour « Un Hiver de glace » ?
Oh, chouette perspective… Je dirais : Alela Diane, dont le premier disque est magnifique. Elle a fait un clip dans les tons sépia qui m’a beaucoup impressionné. Karen Dalton, une vieille folkeuse édentée dont j’ai parlé plus tôt. Mariee Sioux. Great Lake Swimmers. Bon Iver. Timber Timbre. Le Bruce Springsteen de l’album Nebraska. Ca aurait fière allure !
Une dernière question avant de se quitter : quel est l’album qui vous a donné envie de faire de la bande dessinée ?
Au départ, je ne voulais pas faire de bande dessinée, par rapport à ma filiation, c’était difficile. Je voulais faire du cinéma. Alors on m’a conseillé de faire une année à Saint-Luc pour préparer l’examen d’entrée à l’INSAS [3]. Finalement, comme je dessinais depuis l’âge de 10 ans, je me suis pris au jeu. Mais sans me dire qu’un jour, je ferais de la bande dessinée. Un beau matin, on m’a mis l’album Futuropolis 30x40 « L’Option Stravinsky » de Götting entre les mains. Quelle découverte !
(par Morgan Di Salvia)
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A propos de Romain Renard, sur ActuaBD :
[1] Film américain réalisé par John Boorman en 1970
[2] Metteur en scène Italo-belge, célèbre pour ses collaborations avec le Cirque du Soleil, ainsi que ses shows à Las Vegas.
[3] Institut National Supérieur des Arts du Spectacle et des techniques de diffusion : célèbre école de cinéma à Bruxelles
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