Comment vous en êtes venus à vous battre pour obtenir une sécurité sociale ?
L’un d’entre nous, un dessinateur qui faisait des planches à tout-va pour Opera Mundi, était devenu aveugle. À cette époque-là, on venait à la rédaction et l’on se retrouvait tous au café. Ce gars vient alors vers moi et me dit : "Je ne sais pas ce que je vais devenir : J’ai la Macula." Quand t’es jeune, tu ne sais pas ce que c’est. C’est une maladie qui fait que ta vue est complètement déformée. La troisième fois qu’on se voit, il me dit : "J’ai de l’argent devant moi mais, comme je ne sais plus dessiner, que deviendront mes enfants ?" Nous n’étions pas salariés à ce moment-là, nous n’avions pas de sécurité sociale. Nous avions un statut d’indépendant, nous cotisions à une caisse spéciale, mais sans sécurité sociale, cela a été comme cela jusqu’en 1974. La semaine suivante, à la réunion au bistrot, le mec n’était pas là. On a appris qu’il avait pris un flingue et qu’il s’était tué.
Mon père me disait : “si tu n’as pas les "sociaux", t’es foutu”. C’est pourquoi moi, je les avais. Quand je suis entré chez Del Duca en 1947 (la Sécurité Sociale avait été instituée cette année-là), je n’étais pas auteur, j’étais grouillot salarié, donc couvert par la Sécu.
J’y ai beaucoup appris : l’imprimerie, la photogravure, mes patrons parlaient très peu le français, il fallait compter en italien... Mais les indépendants n’avaient pas cette chance. Les éditeurs gardaient les originaux de nos dessins, sans contrepartie. Je les ai tous connus : Galland, Giffey, Cazanave... Ils venaient tous à la rédaction.
Un jour, le dessinateur Josse a attaqué son éditeur. Un ami lui avait dit : on t’impose de dessiner quelque chose de précis, tu es donc en état de subordination, tu ne peux donc pas être considéré comme un indépendant, mais comme un salarié. Il a fait un procès à son éditeur, il a été jusqu’en cour de cassation, mais il a gagné, ça a ouvert une brèche.
Le deuxième fait est que la plupart d’entre nous travaillions pour des quotidiens. On leur fournissait un contenu exclusif, on pouvait donc prétendre au statut, salarié, de journaliste. On a demandé notre carte de presse. Après un premier mouvement favorable, il y a eu un revirement : un dessinateur, disaient-ils, ne fait pas d’actualité, il ne pouvait donc prétendre à la carte.
Nous étions plusieurs : Bussemey, Cance... Nous avons fait un recours de ce refus auprès du Tribunal administratif. Bussemey et Cance ont obtenu gain de cause. Puis, le dessinateur Motti est allé au Conseil d’État. Il a gagné aussi. Nous avons obtenu la carte de presse.
Elle vous ouvrait le droit au salariat...
Exactement. Un premier syndicat avait été constitué dans les années 1960. Nortier l’animait et Poïvet en était le président. On avait fait une réunion dans l’atelier de Poïvet, avec tous les mecs qu’il connaissait : Uderzo, Giraud, le dessinateur Pierre Dupuis... Les revendications étaient de devenir salarié et de toucher des droits de reproduction.
On l’obtient vers 1968-1969. Nous avons fini par obtenir la Sécu pour tous en 1974. C’était rétroactif depuis l’entrée du dessinateur dans le journal. Mais l’URSAFF a parfois négligé de réclamer les sommes dues.
C’est l’année où Pilote arrête d’être hebdomadaire pour passer mensuel. Est-ce que ce n’est pas finalement une victoire à la Pyrrhus. Vous avez obtenu des gains syndicaux, grâce aux procès gagnés, est-ce que cela n’a pas coulé la presse ? Tous les grands journaux avaient des bandes dessinées jadis.
Non, la règle reste la même. Cabu et les autres restent salariés de Charlie Hebdo. Le Journal de Mickey salarie ses dessinateurs... Non, ce qui a plombé le truc, c’est que les patrons ont arrêté de s’emmerder à faire des journaux où ils devaient payer des salariés, pour faire des albums. Il n’y avait pas d’albums avant ! Le statut de l’auteur s’est bien dégradé par la suite...
Propos recueillis par Didier Pasamonik
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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