Cadavre Exquis est ta première bande dessinée de longue haleine. Qu’est-ce qui t’as donné l’envie de passer à ce grand format ?
Tout simplement parce qu’on me l’a proposé.
Tu as abordé ce nouveau format sans appréhension ?
Non, ça m’a fait très peur. J’ai mis six mois à démarrer et quand j’étais au cœur du projet, j’ai dû construire beaucoup plus que d’habitude. J’ai moins improvisé, il y avait un gros travail d’écriture en amont, avant de commencer à dessiner. J’ai eu l’impression d’être à l’école lorsqu’il fallait établir son plan de dissertation ! Ca m’a rassuré d’avoir une ossature sur laquelle m’appuyer dans ce long travail. J’ai mis énormément de temps avant de commencer à dessiner. Avec le recul, je pense que le plus dur a été de dessiner la première case.
A propos de ton dessin justement, il a beaucoup évolué en quelques années. Il va vers quelque chose de plus souple, de plus expressif. Est-ce que tu penses que c’est parce que tu dessines au quotidien pour ton blog et pour des travaux de publicité ?
Oui, je pense que c’est vraiment le fait de dessiner tous les jours. Quand mon premier bouquin est paru, j’étais sortie de l’école depuis six mois. Donc, de toute façon, je me souhaite d’encore beaucoup évoluer ! J’aimerais que toute ma vie, je puisse regarder mes dessins de six mois avant en les trouvant épouvantables. Pour le moment c’est le cas, donc c’est bien ! Quand on arrête de dessiner un mois, on rouille. L’illustration c’est mon métier, donc je dessine tous les jours, et j’évolue sans trop savoir vers quoi mon dessin tend…
Comment procèdes-tu pour réaliser tes planches ? Est-ce que tu fais une mise en place au crayon et puis un encrage ?
Normalement je fais tout directement à la tablette graphique. Ce sont des habitudes qui datent de l’époque où je faisais de l’animation. Je travaillais en Flash, donc je ne voyais pas l’intérêt de passer par le papier, c’était une vraie perte de temps. Quand j’ai commencé à bosser, naturellement j’ai continué à travailler comme cela. Mais pour Cadavre Exquis, il fallait que quelqu’un d’autre rentre dans la boucle en cours de route. Je ne pouvais pas donner un produit fini, je devais faire valider mes séquences par mon éditeur et lui fournir une version beta encore modelable. Plutôt que de faire des crayonnés bonhommes-bâtons, j’ai dessiné des expressions de visage, de vagues décors, un découpage précis et des bulles. J’ai donc sur un cahier tout Cadavre Exquis au crayon, sur du papier. C’est une première pour moi !
Tu t’es tenue à ce crayonné ?
Oui, j’étais assez stressée, donc j’ai collé à cette première version. Quand je suis passée au dessin, je faisais valider mon boulot par mon éditeur toutes les trois pages, et tant que je n’avais pas de retour, je n’avançais plus !
Un peu comme ton personnage d’écrivain dans Cadavre Exquis ?
Oui, mais contrairement à lui ça n’est pas parce que je séchais, mais par peur de l’inconnu. Je n’avais pas envie qu’au bout de six mois on me dise : « ça ne va pas, il faut tout recommencer ». Sauf que les éditeurs avaient autre chose à faire que de répondre tous les jours à mes mails, ça a donné lieu à de grands moments de panique !
La gamme de couleurs que tu utilises joue un rôle important dans l’histoire…
La mise en couleurs est la partie que je préfère. Dans Joséphine, je me fais plaisir, mais pour Cadavre Exquis, la difficulté c’est qu’il s’agit d’un huis clos assez long. Avec une gamme de couleurs réalistes dans une histoire où tout se passe dans deux pièces, ça pouvait devenir pénible. La couleur m’a servi à marquer la durée, et les transitions de couleurs fonctionnent comme des tableaux : elles ne sont pas liées à lieu mais à un moment de l’histoire. J’ai essayé que la couleur donne le rythme de l’album.
Jusqu’où le personnage de Zoé te ressemble-t-il ?
Elle ne me ressemble pas du tout.
Tu n’as pas lu Belle du Seigneur ?
Si, et j’ai aussi été hôtesse dans des salons.
Donc elle te ressemble un peu…
Je me suis nourrie d’expériences. Et pour cela, les boulots pénibles sont un terreau génial pour raconter des histoires. Je voulais que Zoé ait fait un boulot de ce genre. Ma chance c’est que j’en ai fait des tonnes pendant mes études. J’avais l’embarras du choix, mais hôtesse, c’était vraiment le plus haut en couleurs au niveau des rencontres. Mais d’un point de vue du caractère, elle ne me ressemble pas du tout. C’est un personnage que j’ai créé en cours de route. Mon histoire est construite autour de Thomas. J’avais besoin d’un observateur qui rentre dans l’histoire et qui ne connaisse rien de lui, ni de l’édition. J’ai imaginé une fille qui ne lit pas du tout. Au final, c’est elle qu’on voit le plus, mais ça n’est pas le personnage auquel je m’identifie.
Quelque part, elle a quelque chose d’un Tintin, c’est un personnage un peu vide…
Oui c’est vrai. Pour moi c’est Candide. Elle sert d’yeux pour le lecteur. Même si elle finit par avoir un rôle et se prendre un peu en main. Mais bon, je n’ai pas du tout son caractère, je t’avoue qu’elle m’agace !
Les hommes n’ont pas de beaux rôles dans Cadavre Exquis…
Le héros c’est Thomas, et pourtant je le trouve super. C’est un problème parce que je n’ai pas réussi à transmettre mon message, car beaucoup de gens me disent qu’ils ne l’aiment pas. Il a des problèmes d’artiste. Il est un peu égocentrique, il est pris dans les souffrances de la création, mais c’est un personnage que j’ai imaginé avec amour. Or les lecteurs ne l’aiment pas, c’est l’échec !
Disons que ça n’est pas un personnage très courageux…
Non, mais quand les gens sont dans un procédé créatif, plus rien n’existe. Dès qu’il a terminé son bouquin, Thomas se rend compte que Zoé est partie. Mais pendant tout le temps où il crée, il ne peux rien faire d’autre. De l’extérieur, ça passe pour du nombrilisme, mais je pense que Thomas n’a pas d’autre solution. Ca n’était pas du tout censé être un sale type. C’est un personnage que j’aime beaucoup. J’aurais dû suivre le vieux truc des manuels de scénaristes : pour rendre un personnage sympathique, il doit sauver un chat dans sa première scène ! (Rires). Je le note pour la prochaine fois.
En à peine quelques années, tu t’es retrouvée à la tête d’une "armée de fans" assez impressionnante. Comment est-ce qu’on gère une situation pareille ?
C’est bien, parce que ça n’est pas comme être connue dans un domaine qui intéresse le très grand public ! Au pire, on me reconnaît dans la rue.
Ce qui est tout de même rare pour un auteur de bande dessinée !
Peut-être, mais ça ne me permet pas d’avoir des meilleures places au resto ! Disons que le seul problème de la notoriété avec un blog, c’est la fausse proximité avec les gens, qui s’imaginent parfois tout savoir de ma vie.
En fait, tu racontes juste ce que tu as envie de raconter ?
Oui, dont une bonne part de fiction. C’est rare, mais parfois, les gens peuvent être un peu intrusif. Recevoir une email qui dit : « dis donc, je t’ai vue dans la rue, t’avais mauvaise mine, il faudrait que tu dormes ! », c’est la seule partie un peu embêtante de ma petite notoriété. Mais il y a aussi des côtés adorables, comme des lecteurs qui m’amènent des cadeaux lors des dédicaces. Les cadeaux, les photos, je pense que c’est aussi parce j’ai beaucoup de lectrices. C’est un bon plan pour les mecs célibataires, venez à mes dédicaces, il y a plein de filles ! (Rires).
Tu t’illustres également comme DJ dans les soirées We Are the 90’s. C’est un petit plaisir qui a tout de même l’air de prendre beaucoup de place dans ta vie ?
Ce sont des soirées qu’on organise une fois par mois. On passe la musique à quatre. Heureusement parce que c’est un truc que je ne ferais jamais toute seule. C’est marrant et ça ne me prend pas tant de temps que ça.
J’ai l’impression que neuf fois sur dix, on t’interroge soit sur le fait que tu es une fille qui fait de la BD, soit à propos du succès de ton blog. Est-ce que ça ne t’embête pas d’être prisonnière de ces images ?
Non, je suis contente des questions sur les filles et la bande dessinée. Je pense qu’il ne faut pas qu’il y ait de BD de filles. C’est ça l’objectif. Les filles que je vois aux dédicaces, elles ne lisent pas du tout de BD. Il faut lutter contre ça, il faut amener ces gens à réaliser que c’est un genre extrêmement large. A partir du moment où l’on aime la fiction, comme on peut aimer les romans, on peut aimer la bande dessinée. Ca n’est pas qu’un truc de mec. Je ne pense pas que la stratégie de faire de la « BD de filles » soit le bon moyen d’amener les filles à en lire.
C’est une stratégie éditoriale à court terme…
Oui, ça les amène à deux auteurs filles qu’elles connaissent. Beaucoup de gens ont une image de la bande dessinée complètement fausse (celle que j’ai eue pendant des années) qui est : la BD c’est soit XIII, soit Les Blondes. Je pense qu’il y a un juste milieu entre l’aventure pure et dure pour mecs et les blagues potaches. Dire « Je n’aime pas la BD », c’est aussi stupide que de dire « Je n’aime pas le cinéma ». Du coup, la tendance actuelle où tous les éditeurs sortent des albums « chat-chaussures-shopping », je pense que c’est une erreur. Si les filles ne lisent que ça, elles vont être écoeurées ! Et derrière, elles ne liront plus de BD. Le mieux serait de se dire qu’une bonne bande dessinée de fille, c’est une bonne bande dessinée tout court. C’est un peu ma croisade. Je suis un exemple vivant de ça : je ne lisais pas de BD il y a trois ans, et maintenant je ne lis que ça, sans aimer plus les auteurs filles que les auteurs garçons.
Quels projets as-tu sur le feu ?
J’ai un album de Joséphine à finir pour dans deux semaines. Je peux donc tout de suite annoncer qu’il ne sera pas fini ! Ca sera le dernier de la série. Ensuite, je fais un album avec Boulet, il a écrit le scénario et je dessine. Ca sera des histoires d’amnésie… Puis j’ai un projet d’album jeunesse. J’ai envie de ça, parce qu’il me semble que c’est le plus gros challenge ! C’est très difficile, entre les classiques et les grands auteurs actuels comme Marc Boutavant, de réussir un livre jeunesse. La difficulté, c’est de réussir quelque chose qui provoque un certain émerveillement, d’être capable de ne pas s’adresser aux enfants comme à des débiles, ni de se faire plaisir et de réaliser un livre pour enfants pour adultes ! Je ne sais pas encore si je le ferais sous forme de livre illustré ou de bande dessinée. Je cogite en ce moment pour trouver la forme idéale !
Pour conclure, notre question rituelle : quel est le livre qui t’as donné l’envie de faire ce métier ?
Dans mon cas, ce sont les dessins animés de Tex Avery. J’ai été biberonnée à ça. Vers l’âge de 3 ans, mes parents m’ont mis devant Tex Avery, et j’ai regardé cette VHS sans arrêt jusqu’à ce que la bande de la cassette vidéo lâche quand j’avais 12 ans. Quand l’intégrale est sortie en DVD, tu t’imagines que je me suis ruée dessus. Je continue à regarder ça dès que j’ai la grippe. Pour moi, Tex Avery c’est tout !
(par Morgan Di Salvia)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Photos © M. Di Salvia
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