En 2006, vous aviez expliqué que les aventures d’Arthur et les Minimoys seraient vos dernières réalisations. Est-ce que c’est le challenge d’adapter Adèle Blanc-Sec qui vous a donné envie de reprendre la caméra ?
Après trente ans de bons et loyaux services, j’étais surtout très fatigué, et c’est pour cela que je voulais arrêter de réaliser. Par exemple, j’avais pris cinq de jours de vacances entre la fin du Cinquième élément et le début de Jeanne d’Arc. Cela m’a donc surtout fait beaucoup de bien de pouvoir le dire, et de laisser le temps faire son œuvre. J’ai continué à travailler pour le cinéma en écrivant et en produisant, attendant que l’envie revienne progressivement sans vraiment être certain que cela serait le cas. Puis, j’ai commencé à écrire Adèle Blanc-Sec et je suis vraiment tombé amoureux du script. Lorsqu’il a fallu choisir le réalisateur, j’ai ‘écarté’ une demi-douzaine de très bons cinéastes, trouvant toujours de mauvaises excuses. Je me suis donc rendu à l’évidence : si j’étais aussi difficile pour choisir un réalisateur, c’est que j’avais envie de le diriger moi-même.
Vous aviez une appréhension en vous lançant dans un tel projet ?
J’avais surtout peur qu’on le rate ! Le premier réel travail a été de convaincre Tardi, qui avait cru en un premier projet ne s’étant jamais concrétisé en définitive. Ce qu’il faut accepter dans ce type d’entreprise, c’est qu’on change d’univers en passant d’un mode d’expression à l’autre. Il faut bien entendu que l’ADN de l’œuvre se transfère, mais pas nécessairement ce qui est autour. Jacques Tardi et moi avons beaucoup parlé et échangé afin que je puisse ressentir la valeur intrinsèque de ses personnages, ce que lui en tant qu’auteur voulait placer dans ses récits, ce qu’il aimait ou n’aimait pas. Puis, à partir de cet ADN que j’ai puisé et identifié, j’ai créé une autre œuvre. Car il faut bien se rappeler que 98% de public qui verra le film n’aura jamais lu la bande dessinée avant d’entrer dans la salle de cinéma. Même s’ils achèteront peut-être les albums par la suite…
Dans la part que vous avez conservée, on ressent l’attention que vous avez eu à coller au physique des personnages, grimant Jean-Paul Rouve en un magnifique et illuminé Saint-Hubert, sans oublier Adèle et les autres …
Lorsque Tardi créa les personnages pour les albums, il partit de documents photographiques de l’époque. Comme il avait conservé tout cela, j’ai donc demandé à pouvoir m’inspirer de cette documentation. Selon moi, l’erreur aurait sans doute été de vouloir copier les dessins, mais en utilisant plutôt leur origine photographique, parfois plus complexes, on garantissait leur ressemblance.
D’autres adaptations célèbres se sont plus éloignées des codes graphiques de la bande dessinée. Au contraire, vous avez poussé cette corrélation dans les moindres détails ?
Oui, Adèle aurait pu être blonde, Caponi porterait une barbe, etc. Mais Tardi a beaucoup réfléchi en créant ses personnages, s’inspirant de personnes réelles mais anonymes pour leur donner de la cohérence. Autour de leur physionomie, il les a dotés d’un caractère et d’une vie : tout ce long processus de création était donc déjà réalisé ! Si vous devez construire un bâtiment, et que les fondations et les matériaux sont déjà présents, vous les employez !
Pourtant, vous avez modifié, épaissi le caractère d’Adèle en la rendant plus féminine, plus drôle, mais aussi plus fragile en terme de sentiments …
Oui, j’ai changé Adèle, car il faut avant tout maintenir l’attention du public pendant une heure et demie. Puis, c’est que j’ai personnellement capté du personnage de la bande dessinée : elle a beau être insolente et politiquement incorrecte, j’y vois tout de même une femme fragile et humaine. J’ai cassé la coquille pour m’apercevoir qu’à l’intérieur, il y a une petite boule de tendresse.
Vous maintenez néanmoins son ton ironique et sarcastique face aux événements qui se produisent. Dans l’écriture de certains dialogues, vous avez poussé à l’extrême le sens de la formule.
Mais c’est l’époque qui veut également cela ! Personne ne sait alors qu’on va prochainement se ‘taper’ deux guerres mondiales. En regardant pas mal de documents de 1911, on se rend compte de l’insouciance phénoménale des gens : les passants déambulent sans but, se saluant sans se connaître. La vie est insouciante et légère. Il y a d’ailleurs une invention par semaine ! « Tiens, qu’a-t-on inventé cette semaine ? Cela s’appelle le téléphone : on peut se parler à distance. Oh, cela semble intéressant. » C’est vraiment la Belle Époque dans sa splendeur ! Et donc, le détachement d’Adèle provient aussi du moment où se déroule l’aventure : un homme fait une chute vertigineuse et meurt sur son tas d’or, et elle s’exprime : « Comme quoi, l’argent ne fait pas le bonheur ! » C’est aussi son caractère, mais c’est réellement un travail très jouissif de mettre tout cela en scène.
Certains situations deviennent d’ailleurs assez burlesques, cela rappelle certaines scènes de Chaplin ?
Mais l’époque dirige également cela ! Vous vous introduisez dans une prison alors que vous n’avez rien à y faire ? Actuellement, vous seriez arrêté, jugé et condamné, mais à ce moment-là, on vous jette dehors avec un coup de pied aux fesses ! Finalement, c’est donc tout aussi amusant à tourner qu’à montrer aux spectateurs.
Clin d’œil pour les bédéphiles : Jacques Tardi lui-même joue un petit rôle dans votre film en poinçonnant le billet d’Adèle !
Et juste derrière lui, vous pouvez également apercevoir son épouse et son fils qui porte les bagages, tous en costume d’époque ! J’ai dû beaucoup insister pour qu’il fasse ce petit passage devant la caméra. In fine, il a accepté mais a exigé de ne pas dire un mot. Et alors, qu’il était habillé et maquillé, devant son épouse, je suis arrivé avec un papier et je lui ai dit : « Tiens, Jacques, je t’ai quand même écrit un petit texte. Tu dois juste dire ‘Merci’ ! » (rires) C’était juste un petit clin d’œil de le voir embarquer avec Adèle à la fin du film. La plupart des spectateurs ne s’en rendront pas compte, mais je trouvais cela mignon.
À la vision du film, on ressent une grande communion avec le public : plus qu’une histoire, vous avez voulu émouvoir et faire rire, sans vous prendre réellement au sérieux ?
Je trouve que la période actuelle est vraiment morose, entre les crises diverses, le chômage, la pollution, etc. Elle est d’ailleurs aussi dure pour ceux qui la vivent que pour ceux qui la regardent. Alors, je joue le rôle de l’artiste : dans une ambiance un peu plombée, j’essaie d’égayer ce public pour un moment, en jonglant, chantant ou faisant un tour de magie, juste pour les détourner un instant de leur quotidien, ce qui lui donnera peut-être plus de force après. Il y a le côté un peu pompeux de l’artiste, mais aussi cet aspect du saltimbanque. J’avais envie d’amener un peu de bonheur par un ton plus léger. C’était d’ailleurs les mots d’ordre du tournage : un ton joyeux, du bonheur. Face à l’adversité, il y a deux façons de réagir : on peut se laisser vous envahir et vous détruire, ou alors on la combat avec de petits moments de plaisir. Et avec Adèle plus pour mes autres films, c’est un cadeau que je me suis fait à moi en le réalisant, mais surtout un cadeau que j’ai envie d’offrir au public. Ce n’est pas un film prétentieux, mais un moment d’éclate et de rigolade destiné à un large public. Le spectateur doit se dire qu’on est un peu barjot, mais pendant ce temps-là, il ne pense pas à autre chose.
Ce n’est pas la première fois que vous écrivez pour adapter une bande dessinée, mais vous avez également travaillé avec Mezières et Moebius sur le Cinquième élément. Quel est l’apport de la bande dessinée dans votre travail ?
Pour moi, il y a quatre grands vivier d’inspiration pour le cinéma : tout d’abord, votre propre imagination ; puis l’Histoire avec ses siècles de penseurs, de fourbes, de martyrs et d’aventuriers ; la littérature qui est l’imagination des autres ; puis la bande dessinée qui est un mélange d’écrits avec ses personnages, auquel vient se greffer l’image, le lien naturel vers le cinéma. On peut alors piocher selon ses propres valeurs. Mais une bonne histoire ne fait pas pour autant un bon film. Ensuite, le moment où vous faites votre film est également important car les effets spéciaux évoluent considérablement. Il y a une dizaine d’années, j’aurais sans doute animé un ptérodactyle en carton à l’aide de ficelles. Ces nouveaux outils technologiques nous permettent donc maintenant de revisiter l’univers de la bande dessinée et de saisir les opportunités qui se créent, surtout dans le domaine de la science-fiction.
C’est ce qui vous a motivé à créer Europa-Glénat, cette association avec les éditions Glénat pour la production de films tirés de la bande dessinée ?
C’est une des raisons. La seconde était de retirer une cloison entre deux univers qui peuvent très bien s’accorder. Mais les personnes évoluant dans la bande dessinée connaissent mal le monde du cinéma et, de notre côté, nous ne situons pas toujours bien les différents éditeurs. On voulait donc aussi créer ce pont pour aider certains auteurs de bande dessinée à faire du cinéma comme ils pourraient en avoir envie. Comme nous connaissons également fort bien le marché américain, on sert d’intermédiaire pour les États-Unis, faisant la promotion de certains titres. Vu le nombre de bandes dessinées qui sortent par semaine, on ne pourra pas toutes les adapter au cinéma, mais l’intérêt est réel.
Vous avez déjà quelques productions qui sont mises en route ?
Tout-à-fait, nous avons deux ou trois projets qui sont en marche, mais je ne pourrai pas vous en dire plus. Par contre, je peux vous annoncer que cela fait pas mal de temps que nous travaillons sur Valérian ! J’ai toujours été un grand fan de la série de Christin & Mezières. J’ai été très amoureux d’Adèle, mais aussi et surtout de Laureline.
Vous évoquiez dans la presse la suite des aventures d’Adèle Blanc-Sec, le second épisode serait déjà écrit d’après ce qu’annonçait Jacques Tardi…
Absolument rien n’est fait, ni décidé. C’est le public qui décidera de cette suite possible. En trente ans d’expérience, je peux vous dire que jamais rien n’est gagné, qu’il faut attendre et conserver son humilité jusqu’au bout. Actuellement, je n’y pense même pas, me focalisant sur le film qui sort maintenant. Effectivement, j’ai dit à divers journalistes qu’ils y avaient neuf tomes dans la série, et donc de quoi faire des suites. Bien entendu que ce serait réjouissant de pouvoir s’y atteler ! Tardi n’arrête pas de me demander quand est-ce qu’on fait la suite, et Louise [Bourgoin] ne cesse de me tirer la manche ! L’envie et l’excitation sont donc très présentes, mais ce n’est pas à nous décider : en voyant le film, le public saura nous le faire sentir par ses réactions !
(par Charles-Louis Detournay)
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