Comment ce livre est-il arrivé à L’An 2 ?
J’ai été au festival d’Angoulême en 2009 pour essayer de vendre ce projet aux éditeurs, entre autres. Avant de repartir, je me suis installée dans un café près de la gare et par chance, mon futur éditeur s’est assis à côté de moi. Nous avons commencé à discuter des romans graphiques que je venais d’acheter et puis je lui ai parlé de mon projet. Trois jours plus tard, je lui ai envoyé les dix premières pages du scénario. Il a tout de suite été intéressé. Il a ensuite fallu trouver un dessinateur, ce qui a pris une année environ. Après quelques essais graphiques, Thierry Groensteen nous a proposé de l’éditer.
C’est votre premier scénario de BD. Pourquoi ce sujet, L’Affaire Papon ?
J’avais rédigé un mémoire sur « Le Procès Papon et la mémoire française » pendant mes études à Sciences-po. Le sujet m’avait paru soulever des questions fondamentales et surtout d’actualité (sur le crime de masse, notamment). De plus, l’affaire Papon est symptomatique de la façon dont la France a tenté de digérer son passé, en le niant dans un premier temps pour finir par reconnaître la complicité du régime de Vichy dans la déportation des Juifs (discours de Chirac en 1995).
Pourquoi une BD, vous êtes une lectrice assidue de ce genre littéraire ?
J’ai lu beaucoup de BD enfant, puis j’avais complètement arrêté. C’est mon professeur d’Histoire de première qui m’a fait découvrir Maus, d’Art Spiegelman. Ça a été un choc car je ne pensais pas que la BD pouvait s’emparer de sujets aussi difficiles et aussi intimes. Je me suis donc intéressée de plus près au roman graphique, ayant toujours été sensible au dessin et surtout à la peinture. J’ai pensé cette histoire de façon très visuelle dès le départ, d’où l’idée d’en faire une BD. J’avais aussi envie qu’elle soit accessible à un public adolescent, dans le but de les sensibiliser à cette période de l’Histoire.
Vous avez dû tailler dans les faits pour obtenir une BD lisible...
Oui et c’était sans doute l’un des principaux défis de ce scénario. Rien que pour le procès, le rapport sténographique fait 2000 pages environ. Il a fallu sélectionner pour mettre en avant l’essentiel, sans renier la complexité des débats et des questions soulevées par soixante ans d’histoire française. J’espère y être parvenue.
Beaucoup d’ouvrages, même de BD, s’intéressent à la Shoah. Rien que cette année, deux ouvrages marquants : Deuxième Génération de Michel Kichka et L’Enfant cachée de Marc Lizano, Loïc Dauvillier & Greg Salsedo. Ce discours est-il plus que jamais nécessaire ?
Je ne crois pas qu’on puisse vivre avec avec un tel héritage sans se pencher un minimum sur tout ce que cette période a pu engendrer. On peut choisir d’oublier, de nier, mais comme le montre l’historien Henri Rousso, la mémoire collective a besoin de se réconcilier avec ses fantômes et cela passe par un travail de deuil, sans quoi le risque de répétition – même sous une autre forme- est réel. Je crois, comme Georges Bensoussan (dans « Auschwitz en héritage ? ») qu’il faut élaborer un discours politique sur la shoah, c’est à dire, un discours qui s’éloigne des images victimaires (même si elles ont fait partie du travail de reconstruction mémorielle) et s’interroge sur les fondements de notre modernité, celle qui a pu engendrer le meurtre de masse planifié. Non pas pour se lamenter, mais pour déceler si ces structures sont toujours présentes et empêcher qu’elles ne produisent de nouveaux crimes. Il le dit très clairement : « Nos sociétés occidentales occultent les rouages potentiellement assassins qui sont les leurs, au premier rang desquels il faut citer les techniques de contrôle et de gestion des hommes ».
On ne peut pas tuer en masse sans une bureaucratie moderne. Elle engendre une division des tâches et des responsabilités qui permet à chacun de feindre d’ignorer le rôle du maillon qui le précède. Pourtant, tous concourent au même but. La plaidoirie de Michel Zaoui (citée en partie dans la BD), l’un des avocats des parties civiles du procès, est très éloquente à cet égard. L’histoire de la shoah doit nous rendre vigilants sur la potentielle réitération de ces « crimes de bureau ».
Dans Crimes de Papier, vous insistez beaucoup sur le distinguo entre responsabilité d’état et responsabilité personnelle dans le crime contre l’humanité...
La responsabilité de l’État a toujours été invoquée par les criminels de guerre pour se dédouaner. « Je n’ai fait qu’obéir aux ordres » est un leitmotiv qui fait froid dans le dos car il y a eu, dans l’exécution de ces crimes, une inversion des lois morales de l’État. Ce dernier n’est pas censé s’attaquer à tout ou partie de sa population. Hors, dans le crime de masse, c’est l’État qui planifie le meurtre collectif, mais pour cela, il a besoin d’exécutants. Comme dirait Hannah Arendt, « Seul un enfant obéit. Si un adulte « obéit », il cautionne en fait l’instance, l’autorité ou la loi qui réclament « obéissance », car sans ce soutien, sans cette obéissance, l’instance en question serait totalement démunie... » Il reste une marge de liberté, aussi infime soit-elle, même dans un contexte de guerre. Papon aurait pu démissionner, c’est d’ailleurs ce que lui a signifié le jury d’honneur qu’il avait constitué dans le but de l’absoudre au moment où l’affaire éclaté.
Il y a aussi la question de la définition du crime contre l’humanité. Tout n’avait pas été défini à Nuremberg ?
Les statuts du tribunal de Nuremberg ont clairement défini le crime contre l’humanité, mais les éléments constitutifs de cette définition sont stricts, à dessein. Je ne suis pas avocate ou juriste, mais en ayant lu les minutes du procès, j’ai compris à quel point il pouvait être difficile de remplir ces conditions légales. Les avocats du procès n’ont eu de cesse, par exemple, de démontrer que Papon connaissait le sort final des juifs déportés, car en droit français, « ...est complice d’un crime ou d’un délit la personne qui, sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation. » (article 121.7 du CPP) Hors, il n’est pas évident de démontrer que les acteurs de l’époque savaient exactement ce qui se passait à l’Est, entre autres choses. Sans doute l’une des raisons qui ont fait que ce procès a duré six mois, le plus long de l’histoire judiciaire française.
L’Affaire Papon est un produit des années Mitterrand. Vous montrez qu’elle est utilisée pour faire "basculer le vote juif" vers la gauche. Or, Mitterrand, pour sa part, a une attitude un peu trouble vis-à-vis de Vichy, ses relations avec Bousquet, les fleurs sur la tombe de Pétain, etc. La politique a-t-elle joué son rôle dans ce procès ?
Le choix de faire éclater l’affaire Papon entre les deux tours de l’élection présidentielle de 1981 est forcément politique... Tous les livres traitant de l’affaire le suggèrent. Ensuite, la durée de la procédure (seize ans), particulièrement longue, peut faire penser à un mélange des genres. Le vice de forme de 1987 qui a permis de faire annuler la quasi-totalité des pièces du dossier d’instruction (alors que Papon allait être renvoyé devant la cour d’Assises) peut être interrogé, quand on sait les liens qui existaient entre certains membres du parquet de bordeaux de l’époque et des fonctionnaires du ministère de la justice qui connaissaient Papon pour avoir été dans le même gouvernement que lui. C’est suggéré dans la BD, on ne peut jamais avoir de preuves. Mais dans l’écriture de ces scènes, j’ai suivi de très près les travaux de certains historiens et cette hypothèse d’une immixtion du politique me paraît crédible.
Quels sont vos autres projets en BD ?
J’ai quelques projets en attente de dessinateurs. Mais je me concentre surtout sur mon premier roman que je suis en train de terminer, premier volet d’une trilogie d’anticipation inspirée d’Huxley et d’Orwell que j’espère voir bientôt publiée.
Propos recueillis par Didier Pasamonik
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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