Jacques Terpant, est-ce vous qui avez souhaité adapter Sept cavaliers ?
JT : Au départ, je suis un lecteur de Raspail, je connais assez bien son travail et son œuvre. L’envie d’adapter un de ses romans me titillait depuis longtemps. J’avais d’autres idées au départ, et puis Sept cavaliers s’est imposé comme le plus adaptable à la bande dessinée. De par sa structure d’abord : comme souvent chez Raspail, ce sont des personnages en mouvement. Et l’univers de Jean Raspail est un univers fort, qui se retrouve dans beaucoup de ses livres ; celui-là me paraissait un peu la quintessence de cet univers, il représentait bien l’auteur. Donc je me suis lancé dans l’adaptation, et j’ai proposé à Jean Raspail de voir son livre en images. Après une brève réticence sur l’idée même, je lui ai montré ce que ça pouvait donner, et il m’a laissé carte blanche !
Jean Raspail, pouvez-vous nous parler de cette réticence de départ ?
JR : Je ne suis pas un très grand lecteur de bande dessinée, même si j’en ai lu et apprécié un certain nombre – Corto Maltese, Tintin, Blake et Mortimer, Alix… En regardant les albums qui paraissaient, dans de grandes librairies que nous ne nommerons pas, surtout en SF ou dans ce qu’on appelle l’heroic fantasy, j’avais trouvé qu’il y avait souvent beaucoup de vulgarité, que la langue française était massacrée, qu’on s’exprimait de façon primaire… Je ne dis pas qu’elles sont toutes comme ça, mais souvent, ça me faisait peur. C’est de là qu’est venue ma réticence, brève mais réelle. Et puis quand Marya Smirnoff, notre éditrice, m’a montré les trois ou quatre premières planches, j’ai trouvé ça absolument superbe. A la première planche, j’ai reconnu certains personnages ! Le décor, les paysages… J’ai tout retrouvé ! Et puis les dialogues sont presque tous tirés du texte. Mon adhésion a été immédiate, et je suis très satisfait de cette adaptation. En plus, voilà un livre qui paraît qui ne me demande aucun travail ! (rire)
JT : Jusqu’à présent, j’étais dessinateur, jamais scénariste. Au moment où j’ai eu l’ambition de passer au scénario, c’est vrai qu’une des choses qui me gênent dans 80% des bandes dessinées qui se publient aujourd’hui, et chez plein de scénaristes amis, c’est que le ton est souvent le même : il y a peu de scénaristes qui ont un univers, des dialogues suffisamment riches pour qu’on les reconnaisse. En adaptant un livre, j’avais la volonté d’installer un univers : c’est ce que je suis allé rechercher chez Jean Raspail. Et je trouvais que les dialogues d’origine de Sept cavaliers s’intégraient assez facilement à la bande dessinée – même si bien sûr je ne les ai pas intégrés tels que. Jean Raspail citait tout à l’heure Hugo Pratt, et je retrouvais dans Sept cavaliers ce type d’univers, de personnages forts, qui sont dans l’action tout en gardant une certaine distance vis-à-vis d’elle.
Jean Raspail, comment résumeriez-vous votre roman et qu’est-ce qui vous paraissait important à conserver dans une adaptation ?
JR : C’est une longue histoire, ce livre ! En 1982, j’ai commencé un roman qui n’avait pas de titre, et j’ai écrit le début, que je considère sans aucune modestie comme un très joli morceau de la langue française : « Sept cavaliers quittèrent la Ville au crépuscule, par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardée »… Et puis, chose étrange, quand j’ai eu écrit une page et demie, deux pages, tout s’est coincé : impossible de savoir ce que j’allais faire de ces personnages ! Je me suis acharné quinze jours, la page est restée blanche. J’ai donc changé mon fusil d’épaule, et enchaîné sur un roman qui n’avait rien à voir, Les yeux d’Irène. Et puis, en 1992, je suis retombé sur ce début, que je n’avais d’ailleurs pas oublié, et figurez-vous que la suite est venue sans problème !
Quelle en était l’idée forte ?
JR : On peut dire que le sujet du livre est à la fois une sorte de fuite et de création… Les personnages fuient une civilisation qui se décompose, une nouvelle morale qui ne leur plaît pas. J’ai écrit le livre au fur et à mesure, sans le moindre plan. Sans vouloir prendre la pose, j’étais probablement l’un de mes personnages, le huitième cavalier ! C’est une aventure assez mythique, et mystique. Les personnages ne parlent pas pour rien, chacun est défini par une profondeur intérieure. C’est aussi, tout simplement, un roman d’aventure. Une aventure qui traverse non seulement des régions géographiques – montagnes, fleuves, villages –, mais qui traverse le temps aussi d’une certaine manière, et qui, partant de la fin du XIXe siècle, débouche sur notre propre époque. Là, on se rend compte que ce qu’ils ont quitté, poussés par l’ordre de leur souverain qui les envoie voir ailleurs ce qui se passe…, ils finissent par le retrouver.
JT : Ce qui me frappe dans ce que dit Jean Raspail, c’est qu’il est parti sans plan ; et moi lorsque je prends le bouquin pour l’adapter, j’ai l’impression que c’est très construit ! Il y a des phrases au début du livre qui trouvent leur aboutissement complètement à la fin. Je pense au margrave héréditaire citant son ami l’ambassadeur des Vallées au tout début du livre : « C’est la fin du monde rêvé »… Une phrase qui trouve son écho à la fin !
Vous êtes un dessinateur réaliste, et ce livre a quelque chose d’irréel – comment avez-vous abordé l’adaptation ?
JT : Ce n’était pas un problème, parce que si le royaume est mythique, il est décrit de façon extrêmement réaliste : on voit très bien l’architecture, plutôt nordique, assez classique, il y a du gothique, du rococo… Le monde est imaginaire, mais ses sources sont absolument réalistes. Je n’ai pas eu à faire de création graphique au sens d’inventer un univers. Les uniformes sont proches de quelque chose d’austro-hongrois… Tout cela est réuni dans un univers mythifié.
Si je comprends bien, l’adaptation a été relativement simple ?
JT : Oui, d’une part je connaissais assez bien le roman, et je m’y retrouvais très facilement, moi aussi. Lorsque je montre mes planches aux gens qui me connaissent, ils me disent : ça c’est vraiment bien toi ! Si je l’ai choisi, c’est bien sûr que ça correspondait à ce que j’aime dessiner, je préfère les grands paysages à des buildings new-yorkais, ou à une aventure dans un deux-pièces cuisine ! Là, c’était de la neige, des paysages, de la forêt, de l’architecture… Graphiquement, l’adaptation est venue toute seule.
Ce que fuient les personnages, c’est le monde contemporain…
JR : C’est le monde contemporain, mais transposé à la fin du XIXe siècle, dans une principauté… J’aime bien inventer des pays ! Ce genre de livre n’est possible que s’il n’est pas dans un pays que l’on connaît, parce que l’imagination ne peut pas fonctionner. Si j’avais placé ce livre dans un pays complètement connu – la Bourgogne, l’Estramadour, la Forêt noire, la Finlande, la Prusse orientale… ça ne fonctionnerait pas : le rêve serait bloqué par la réalité. C’est pour ça que j’ai inventé un pays, qui n’a d’ailleurs pas de nom : la capitale s’appelle la Ville, et ce petit Etat est une sorte de concentré de la civilisation européenne – la nôtre. Je suis très européen – pas politiquement, mais je suis très européen ! Certains personnages ont des noms à consonance germanique, d’autres à consonance française… C’est une sorte de quintessence de la population européenne. Elle est naturellement chrétienne, même si je n’insiste pas trop là-dessus. En fait, ces personnages représentent ce que j’aime, la civilisation européenne, qui est menacée… Là, je schématise : ce n’est pas un livre à thèse, je ne l’ai pas écrit pour ça. Mais la transposition à un petit pays permet de bien placer les choses.
JT : C’est une démarche qu’un lecteur de bande dessinée connaît bien ! C’est la Syldavie…
JR : Le désert des Tartares, Le Rivage des Syrtes… Ce genre de livre rêvé, c’est une famille de livres, qui n’a rien de politique, d’ailleurs. Le Grand Meaulnes, naturellement… C’est dans cette famille que je me sens bien.
Même si le roman n’est pas un livre à thèse, on y retrouve la nostalgie d’un ordre ancien, monarchique, chrétien, avec des valeurs viriles, militaires… Par ailleurs, on trouve facilement sur Internet des informations sur l’engagement royaliste et d’extrême droite de Jean Raspail : ce n’est pas quelque chose, Jacques Terpant, qui vous a gêné ?
JR : Non ! Vous faites erreur. Royaliste, certes. Réactionnaire, si vous voulez. Mais d’extrême droite, non ! On ne peut pas employer ce mot-là vu ce à quoi on fait référence quand on le prononce… Très à droite, oui. Plus je vais, plus je suis réactionnaire, parce que ce que je vois se construire… Et ça n’a rien de politique ! Pour parler de gens qui sont morts et que je considère comme ma famille, il y a Nimier par exemple. Essayez de le classer politiquement !
JT : Il faut faire attention à certains sites extrémistes sur Internet, qui récupèrent certains textes de Jean Raspail…
Jean Raspail parle de valeurs réactionnaires, dans lesquelles il se reconnaît…
JR : Réactionnaires, oui ! Traditionnelles aussi ! Anti-modernes, même, dans la mesure où ce n’est pas une opposition aux chemins de fer ou au téléphone… !
Jacques Terpant, vous vous y reconnaissez également ? Cela ne vous a pas posé problème ?
JT : Ça ne m’a pas posé de problème, parce que je ne vois pas du tout ce livre comme ça : je ne vois pas de dimension politique là-dedans. La nostalgie dont vous parlez, je trouve que c’est un sentiment formidable… Je crois que Jean Raspail dit dans un autre livre, en parlant de l’Ecosse : « Des paysages qui nous font penser à ce que nous aurions pu être dans une autre vie en un autre temps »… C’est ça, et pas autre chose, il n’y a pas de démonstration. Jean Raspail est quelqu’un de croyant, moi hélas je n’ai aucune espérance de ce côté-là ! Le côté chrétien, en-dehors d’une antériorité familiale très ancienne, ne me parle pas. Ce qui m’a attiré, c’est plutôt cette famille littéraire dont Jean Raspail parle, et qui est la mienne aussi : j’aime beaucoup Nimier, en ce moment je relis Le Crabe-tambour de Schoendoerffer… Et on ne peut pas classer Schoendoerffer comme un homme d’extrême droite !
JR : Oui, c’est la même famille, ce n’est pas de la politique.
JT : Les personnages de Sept cavaliers sont avant tout des individualités qui, dans une société traditionnelle (d’ailleurs en pleine déconfiture), se retrouvent face à eux-mêmes. L’évêque, par exemple, n’a plus tellement la foi… Ces gens ont une attitude assez individuelle, peu en prise avec la société où ils se trouvent. Ils se mettent en marche, ils avancent, et est-ce que ça sert à quelque chose ? Vraisemblablement à rien ! Je me retrouve absolument là-dedans. Peut-être parce que je viens du monde rural, qui est un monde extrêmement finissant : des gens de ma génération, un chanteur comme Jean-Louis Murat, des écrivains comme Pierre Michon ou Richard Millet (Ma vie parmi les ombres), ont « la province en héritage ». Entre notre enfance et aujourd’hui, on a vu changer le monde beaucoup plus vite que quelqu’un qui est né dans le 8ème arrondissement à Paris ! J’ai vu s’effondrer un monde qui avait mille ans : ce monde rural qui a disparu au cours des vingt dernières années. Je n’ai rien d’un paysan, mais j’ai touché du doigt dans mon enfance des choses venues de très loin, comme Jean Raspail en courant le monde a aperçu des peuples qui disparaissaient… Le point commun est là. Quand je regarde un paysage, dans ma région, où ma famille est homologuée depuis 1590, je vois les restes d’une vie qui a presque complètement disparu.
(par Arnaud Claes (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion