Vous aviez déjà été exposé au Rouge-Cloître, il y a sept ans…
Ma première fois au Rouge-Cloître était une exposition rétrospective. On pouvait y retrouver des planches, mais c’était surtout axé sur le dessin. Cette fois-ci, nous nous concentrons sur tout autre chose, reprenant mon travail de ces dernières années, regroupant globalement trois grandes thématiques : le travail pour L’Art s’invite, les grandes peintures ou fresques et les sculptures. Et puis quelques planches de Zoo et Broussaille.
Pour les non-initiés, pouvez-vous revenir sur la démarche de L’Art s’invite ?
Il s’agit d’un regroupement de passionnés qui ont récemment inauguré une nouvelle formule : ils demandent à un auteur de travailler un certain temps sur un sujet donné, et l’exposent dans un site précis et prestigieux. L’idée est alors de viser non seulement le monde de la bande dessinée, mais aussi les amateurs d’art de toute sorte. C’est un défi assez imposant, car il faut créer une exposition complète pour répondre à cette attente. J’ai travaillé là-dessus pendant une période de six mois, mais je n’ai tout de même pas fait que cela.
Quel a donc été le thème pour lequel vous avez exposé au Château d’Emines et que nous retrouvons au Rouge-Cloître ?
C’est Jean-Marie Derscheid qui a proposé de me faire travailler sur Mucha. Sans jamais l’avoir vraiment abordé précédemment, j’ai tourné autour de cette thématique dans mon travail avec Zoo et sur l’esthétique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. J’avais d’ailleurs volontairement fait l’impasse sur son travail, car je trouvais qu’il avait déjà été fort pillé par bien d’autres artistes. C’est pour cela que ma première réponse fut négative. Puis après réflexion, j’ai redécouvert son œuvre et j’ai entrepris un voyage en République tchèque pour me ré-imprégner de son travail. En admirant L’Épopée des Slaves dans le château près de Brno, j’ai été littéralement suffoqué par l’œuvre et je suis revenu gonflé à bloc.
Mucha est un artiste à part, dans cette période d’apogée culturelle précédant la Première Guerre mondiale, à cause notamment de ces divers courants qui ne l’avaient pas touché comme l’impressionnisme. Comment vouliez-vous ré-apprivoiser votre travail sous cet angle de vue ?
Il m’a tout d’abord paru évident de devoir dépoussiérer Mucha : qu’est-ce qui est intéressant dans son œuvre en 2011 ? Je me suis donc imaginé un petit scénario pour faire fonctionner ma boîte à idées : à la fin de sa vie, Mucha aurait visité le zoo de Célestin et ils se seraient pris d’amitié. L’artiste aurait donc imaginé une série d’affiches qu’on aurait redécouvertes. J’ai mis en scène les animaux du zoo ainsi que l’incontournable Manon. Je n’ai pas non plus voulu copier Mucha. J’ai modifié légèrement son style pour en donner une réinterprétation plus déstructurée et plus moderne. Il faut se rappeler qu’en bande dessinée, quand on sert un scénario, on fait du dessin narratif, alors que Mucha était illustratif, pratiquant l’art de la publicité. Auparavant, je m’étais interdit cette tendance au décoratif, car ce sont des fioritures qui ne servent pas à la narration. Enjoliver, en BD, c’est le diable, car tout doit servir. Pour ce coup-ci, Mucha m’a permis de me lâcher sur ces décorations. J’ai alors ouvert une voie qui m’a apporté des moyens, un plaisir et une jubilation sur la composition, sur les couleurs, les matières, les profondeurs et les lumières. C’est réellement un cadeau de sujets à travailler qui m’a été offert : un grand espace inexploré pour moi !
Vous n’allez pas rester sur Mucha ?
Je vais doucement quitter l’hommage pour profiter de ce que j’ai appris et l’intégrer dans mon propre travail. Toutefois, je suis ravi d’avoir pu entreprendre cette voie. C’est d’ailleurs un réel tremplin car, auparavant, je faisais du « para-BD », et maintenant, tout autour de moi, des amateurs d’art commencent à regarder autrement mon travail. Sans m’en rendre compte, j’ai donc franchi une sorte de frontière qui me mène de la bande dessinée vers les Beaux-arts. Le travail de sculpture joue aussi un rôle, évidemment.
Je reviens aux valeurs qui vous soutiennent. On a pu le voir dans les albums de Broussaille, mais également dans les magnifiques calendriers que vous avez signés : vous êtes un homme en recherche.
Mon enracinement artistique se situe au tournant entre le XIXe et le XXe siècle. C’est un moment où les artistes jouaient encore un rôle social important. C’était encore des universalistes. Ces artistes pensaient qu’ils devaient savoir un peu tout sur tout pour pouvoir intervenir dans le débat public, voire politique. J’ancre donc le rôle de l’artiste dans ce terreau, même si ce n’est plus du tout le cas actuellement, car les artistes n’ont plus vraiment voix au chapitre, et cela ne les intéresse d’ailleurs pas toujours. J’ai donc toujours considéré que le fond primait sur la forme. Je maintiens cet esprit qui est entre autres issu de mes études post-1968 à St Luc, quitte à traverser le désert de la période actuelle. En effet, ce qui fait plutôt tourner l’information du monde de la bande dessinée pour l’instant, ce sont les chiffres de vente, le buzz et la nouveauté, mais plus du tout un commentaire ou une analyse de fond. Même quand un bouquin intéressant sort, on en retire souvent que des commentaires superficiels, des « j’aime ou j’aime pas », et chaque lecteur s’érige en critique. Pour le monde du cinéma, par exemple, cela reviendrait à confondre Truffaut et le premier spectateur venu.
Vous avez tout de même votre public qui vous connait et vous suit, particulièrement en raison de cette analyse en profondeur que vous abordez dans vos albums ?
Je suis même très favorisé par l’accueil du public. Par contre, du côté de l’écoute des éditeurs et de la critique, le bilan n’est pas aussi positif, car je trouve qu’il n’y a pas toujours de volonté de défendre les albums. Je suis chez Dupuis depuis plus de 35 ans. On pourrait penser qu’un lien familial s’est créé, mais pas du tout, en partie à cause de la rotation des équipes due aux crises successives. J’ai donc l’impression qu’on me considère comme un auteur un peu vénérable, mais à qui on ne propose rien, il n’y a pas d’initiative, pas d’idée. Par exemple, j’ai complètement loupé ma relation au magazine Spirou depuis 15 ans. Alors que cela m’excite toujours d’y publier des choses, mais les rédacs-chefs successifs n’ont plus été en phase avec mon travail, ou vice-versa. C’est un gros regret.
Dans ces conditions, vous n’avez pas envie d’aller démarcher chez d’autres éditeurs ?
Cela va finir comme cela…
Zoo aurait pu se publier ailleurs, car les quatre maisons contactées étaient intéressées. Mais nous avons choisis Aire Libre, car cette collection qui débutait avait besoin de titres forts et allait les défendre pour s’imposer. Le souci, c’est qu’ils n’ont jamais vraiment fait de promotion sur Zoo, mais désiraient pousser la collection en elle-même. Au tome 1, on nous répondait que c’était trop tôt, et qu’il fallait attendre la sortie du tome 3, alors que nous savions Bonifay et moi qu’il faudrait du temps avant d’en arriver là. À cette époque, les éditeurs lançaient pas mal de séries qui ne se terminaient jamais faute de succès, ce qui a échaudé les lecteurs. D’ailleurs, plein de journalistes à Angoulême refusèrent de traiter le premier tome, tout en notant l’audace et la qualité de l’album : ils préféraient aussi attendre le tome 3. Quand le tome 2 est sorti, on nous a dit, ah, c’est le milieu du gué, attendons la fin pour en parler. Et quand le troisième est enfin sorti, on nous a dit « Vous savez, entre les trois tomes, pas mal de choses ont changé dans la bande dessinée. Mais le premier tome était vraiment fort pour son époque ! Mais maintenant… ». Par contre le public a adoré !
Avec ce constat plutôt amer sur la profession, avez-vous encore envie de pousser les portes des éditeurs pour présenter des projets ? Ou préférez-vous vous diriger préférentiellement vers le monde de l’art qui semble maintenant vous ouvrir les bras ?
Je sais que si je présente un projet bien ficelé à un éditeur, il aura sans doute de bonnes chances d’être pris, mais le milieu de la bande dessinée est actuellement très difficile. À 55 ans, je n’ai plus le courage de faire un album qui irait grossir les caisses de retours des libraires. Si je fais un album, c’est pour avoir un échange avec le public. Pour moi, l’éditeur est un intermédiaire entre l’auteur et ce public, J’imagine donc peu de projets de bande dessinée, mais des projets forts. Quant à la voie des Beaux-arts, je vais continuer à l’explorer, à avancer vers ces domaines inconnus et si excitants de l’image, de la sculpture, des expos, des scénographies ou des spectacles. Là, je n’ai pas de préméditations. J’essaie juste de sentir ce qui vient en moi, ce qui doit s’exprimer et cela en fonction des opportunités. Par exemple, en ce moment, j’ai été sollicité par un bureau d’étude d’urbanisme pour créer une place dans une ville, imaginer une fontaine publique, des sculptures, travailler l’espace à ma manière… Mais la bande dessinée reste néanmoins un socle dont je ne veux pas encore me passer. La charnière entre BD et Beaux-arts est, en ce moment précis, très riche en énergies et en créativité.
C’est pour cela que vous avez choisi de réaliser une aventure de Spirou ?
Je suis effectivement en train de m’y atteler. J’ai choisi de travailler sur le personnage de Spirou, d’abord parce que j’en avais envie depuis très longtemps, et puis il se fait que nous avons là une plate-forme classique qui représente une valeur sûre. L’éditeur va donc certainement s’employer à faire la promotion de l’album. D’ailleurs, quand j’arrive maintenant chez Dupuis, je remarque un intérêt bien plus conséquent par rapport à mes autres projets personnels. Avec Spirou, on touche à l’esprit même de la maison Dupuis.
Sans dévoiler l’intrigue de ce Spirou, l’esprit sera-t-il conforme à vos autres albums ?
Je désire aborder une thématique profonde de société, qui ne risque pas de bouger dans les dix ans à venir. Je mènerai cela de front avec d’autres projets, une expo sur le thème dessin/sculpture à la Galerie Champaka en 2012, une autre sur le thème de Little Nemo à la Galerie du 9ème Art. J’ai envie de revenir à Broussaille aussi, un jour… L’esprit de requin que les éditeurs renvoient pour l’instant ne me donne pas envie de m’investir trop dans ce secteur. En galerie, on a un rapport direct avec celui qui « profite » de votre travail. En BD, j’ai l’impression que tout est devenu lourd, laborieux, aléatoire aussi. Et j’ai envie que mon énergie ne soit pas gaspillée. Bon. On verra avec le Spirou. J’y mets vraiment le paquet ! Je peux paraître un peu désabusé, mais en fait, je crois toujours au lien intime avec le lecteur. Raconter une histoire, c’est un truc entre une personne et une autre. C’est à propos du monde chaotique et libéralisé des intermédiaires que je suis plus circonspect.
(par Charles-Louis Detournay)
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Exposition Frank Pé, Bestiaires et Art Nouveau :
du 17 février jusqu’au 13 mars 2011
Rue de Rouge-Cloître 4
1160 Auderghem (Bruxelles)
Tél. : 02 660 55 97
info@rouge-cloitre.be
Ouvert du mardi au jeudi et les samedis et dimanches de 14 à 17h.
Entrée : 3 € - 2 € (étudiants, seniors, demandeurs d’emploi, personnes handicapées, groupes)
gratuit < 12 ans
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