Est-ce que parler de bande dessinée, c’est naturel, pour un critique littéraire comme vous ?
Il n’y a pas d’objet plus ou moins noble de la critique. Pourquoi Ric Hochet avec plus de soixante albums ne serait pas un objet littéraire ? C’est l’équivalent pour la BD de La Comédie Humaine de Balzac.
Balzac, vous poussez un peu, là...
Non, vous avez un tableau de la France, comme dans Balzac. Ce n’est pas supérieur littérairement, mais c’est supérieur comme projet puisque cela part des années 1960 jusqu’aux années 2000. Citez-moi un projet équivalent dans la littérature, qui se soit emparé de la France à ce point...
André Gide disait : "Hugo, hélas."
Oui, c’est vrai. Mais Ric Hochet, ce n’est pas La Légende des Siècles, c’est la légende de notre siècle. Il n’y a pas beaucoup d’exemples. Pour la période moderne, citez-moi quelqu’un qui chaque année nous fait un tableau de la France, avec les mutations de la technologie, des mœurs, les paysages urbains qui changent, les bagnoles... et cela, année après année, sous forme de culture populaire au sens noble.
Tibet et Duchâteau n’ont pas une super-cote auprès des critiques de bande dessinée, ils s’en moquent même parfois, alors que Duchâteau porte un héritage très fort, celui du Light Suspense à la Agatha Christie, à la John Dickson Carr... Pourquoi avez-vous opéré ce choix ?
Duchâteau est effectivement l’héritier de ses amours littéraires de jeunesse, et moi aussi. Ma vision, comme d’ailleurs en aucun cas en ce qui concerne les ouvrages que je traite, ne prétend pas à l’objectivité. Le critique qui prétend à l’objectivité, il faut lui passer une camisole de force immédiatement. Moi, je suis dans la subjectivité, parce que j’ai grandi avec Ric Hochet, tout comme j’ai grandi avec Astérix. Dire "c’est dépassé" ne signifie rien, c’est comme si, moi qui suis né en 1961, j’étais dépassé. On est toujours dépassés. Je ne crois qu’il n’y a rien de plus dépassé que ce qui est à la mode, car cela c’est sûr, ça va passer. On peut dire ce qu’on veut, Ric Hochet ou Astérix, cela dure.
La veste en tweed, le brushing, ce n’est pas dépassé ?
Je ne sais pas, il y a Dallas qui revient. Apparemment, le brushing a encore du vent dans les cheveux... On vit à une époque qui est d’ailleurs remarquable pour cela : tout y cohabite. La BD classique avec la BD la plus expérimentale. Je suppose que Ric Hochet continuera sous une autre plume que celle de Tibet, et cela cohabitera avec Blast, avec les mangas. Tout comme Agatha Christie cohabite avec le Polar qui a connu une explosion incroyable au niveau international et qui est d’une variété formidable. David Pearce et James Ellroy n’ont pas tué Agatha Christie, les gens continuent à la lire. Tout cohabite, c’est ça la culture ! Rabelais et Montesquieu ne sont pas dépassés. Je crois à la cohabitation.
Je ne suis pas dans une posture ayatollesque qui considère que tout ce qui était avant Blast est dépassé, au contraire. Un manga qui m’a fortement impressionné, c’est Quartier Lointain, par exemple. Cela ne l’empêche pas de cohabiter avec des mangas plus médiocres de consommation rapide.
Vos choix de BD sont assez étonnants : Ric Hochet, Tintin, Taka Takata...
Oui, j’ai choisi ce prisme. Ce sont trois textes qui prennent une certaine place dans mon bouquin. Tintin, parce qu’il a été maltraité par Spielberg...
Oui, on est surpris par votre intimité avec ces œuvres. Vous parlez de Joël Azara, le créateur de Taka Takata, comme si vous le connaissiez, parlant de son épouse Josette Baujot rencontrée aux Studios Hergé...
Ah mais, je suis allé le voir dans le Gers, nous sommes restés en contact. C’est un homme très agréable, passionnant, qui a eu une histoire très belle avec cette femme. Depuis son décès, il entretient son souvenir avec énormément de classe et de fidélité. Je trouve cela très beau. Je me réjouis que les héros de mon enfance soient aussi bien entourés.
Il est curieux votre attachement pour Taka Takata qui nous montre un Japon qui n’existe pas.
C’est très ironique comme BD, déjà le nom ! Ce n’est pas un documentaire sur le Japon. Littérairement, c’est l’équivalent d’Achille Talon. Que ce soit Vicq, le scénariste de Taka Takata, ou Greg, le créateur d’Achille Talon, il y a un souci de la langue qui m’a fait aimer le français. Le français que parle Taka Kataka n’existe pas plus que le Japon qu’il représente puisque, comme vous le savez, Azara n’y a jamais mis les pieds. La dimension ironique ne m’échappe pas. Je reste un enfant en le lisant. Je suis un gamin qui sait que cela n’existe pas et qui, en même temps, est immergé dedans. Taka Takata me met en joie !
Vous êtes collectionneur de BD : nous vous avons un jour croisé dans une expo de Fred, l’auteur de Philémon...
Oui, j’ai même acheté une planche, pas celle que je voulais, mais une belle planche quand même. Je collectionne les planches de BD. Malheureusement, dans mon Panthéon personnel, il y a énormément de planches qui sont pour moi hors de portée. Il faut être multimillionnaire, ce qui n’est pas mon cas, pour pouvoir les acheter. Déjà, Fred a un prix relativement élevé, mais Philémon est une des BD les plus incroyables qu’on ait vues quand même. Quand j’en ai les moyens, j’achète, mais de façon plus modeste. J’ai acheté Les Pieds Nickelés de Pellos, du Achille Talon, du Bibi Fricotin...
Les Pieds Nickelés, c’est à cause de votre ressemblance avec Ribouldingue ?
Avant mon régime, vous voulez dire... (rires) J’ai aussi tout Ric Hochet en édition originale. J’ai pas mal d’albums Tintin reliés de l’époque, quelques Pilote et quelques Spirou aussi. Il y a ce goût du temps retrouvé. Je n’aime pas les rééditions. J’ai eu un jour une conversation avec Tibet qui ne comprenait pas cela, ce "fétichisme" de l’édition originale. Mais moi j’aime que l’œuvre soit dans son jus de l’époque. Ce n’est absolument pas de la spéculation. Même si les prix sont devenus assez élevés et que les planches originales atteignent des niveaux effrayants.
J’ai une autre passion pour une autre bande dessinée complètement mésestimée, c’est Max l’explorateur. J’ai pas mal de planches originales de Bara, de Max l’explorateur, plutôt d’ailleurs de la période muette, car il s’est mis à parler plus tard (sur des scénarios de Vicq, là encore) et je trouvais cela moins bien. Ses strips et ses histoires en une planche sont formidables. J’aime aussi Luc Orient d’Eddy Paape, j’ai pas de planches de cette série.
Ah, mais vous êtes un vrai mordu !
Oui, mais de ce qui constitue pour moi mon âge d’or. Je collectionne assez peu la BD contemporaine, je n’ai rien contre elle, d’ailleurs.
Vous la suivez, cependant ?
De très loin. J’ai chroniqué plusieurs fois Larcenet dans mon émission. Retour à la terre et Blast, qui est un cas de schizophrénie très intéressant, je trouve. J’ai malheureusement chroniqué l’album d’Alix vieilli, Alix Senator.
Cela ne vous a pas plu du tout...
C’est un cauchemar ! Le scénario n’a aucun intérêt et le dessin est hideux. Après, on n’est pas obligés d’être fans de la Ligne Claire à tout prix, mais enfin, là, ce n’est pas du boulot ! En plus, il y a un devoir de responsabilité envers les générations.
Nous, on a plutôt aimé l’album...
Tant mieux pour eux et tant mieux pour vous ! Moi, j’ai trouvé que c’était un saccage de ma jeunesse. C’est ce que j’ai dit dans l’émission. Je suis la production actuelle de loin en loin, on m’envoie quelques bricoles. La production est devenue pléthorique et on ne m’envoie pas d’ailleurs le dessus du panier. Il y a un auteur que j’aime particulièrement, c’est Nicolas de Crécy. C’est prodigieux ! Il a une inventivité graphique extraordinaire. Après, j’ai affaire aux limites physiques. Professionnellement, je lis cinq à six livres par semaine. Je ne lis pas autant de BD que je ne le voudrais. je ne demanderais pas mieux, pourtant. Je milite pour que Ça balance à Paris sur Paris-Première fasse plus de BD, et pas seulement les têtes d’affiche : il faut que l’on aille chercher dans les recoins, mais c’est dur, cela n’a pas encore franchi les barrages.
Quel est le problème de la BD à la télévision ?
Le même problème que le polar. Une grande partie des décideurs, par ignorance, considère toujours que c’est un sous-genre. Or, objectivement, c’est la culture populaire, au sens que c’est la culture que le peuple achète. Un livre sur trois vendu en librairie est un polar. La BD, c’est colossal en nombre de titres, en nombre de ventes. C’est une méconnaissance de ce phénomène et une méconnaissance que, en effet, c’est loin d’être deux ou trois petits crobards mais bien un genre d’une inventivité fulgurante. Quand j’entre dans un magasin de BD spécialisé, je suis stupéfait par ce que je vois. Après, il y a tout. Il y a énormément de casse car le mercantilisme fait que l’on produit à tour de bras, avec un merchandising un peu envahissant, avec des objets à tirage limité, etc. Les marchands du temple sont entrés dans le temple. J’aimerais découvrir plus, mais entre le théâtre, la littérature et le reste, je fais ce que je peux.
Est-ce que, de votre point de vue, vous avez lu des critiques de BD qui vont ont intéressées ou interpellées ?
Je n’en lis pas beaucoup, je trouve que ça manque.
Quelles devraient êtes les qualités d’un critique de BD ?
Les mêmes qu’en littérature : subjectivité, et la BD, rien que la BD, toute la BD. pas la réputation du type, même si on ne peut pas s’empêcher d’avoir des à-priori. Je pense qu’il y a des grands auteurs de BD comme il y a des grands auteurs de littérature qui font de grands albums et puis après d’autres, moins biens. Il ne faut juger l’auteur, il faut juger son œuvre, lui appliquer la même règle que Philip Roth en littérature : il a fait de grands livres et d’autres qui méritent à peine d’être publiés et il faut le dire. C’est l’objet en tant que tel : pas ce que l’on aurait souhaité lire, pas ce que l’on aurait du lire, mais ce que l’on a lu. Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose de spécifique à la critique BD, cela doit être la même rigueur et les mêmes critiques que pour la littérature, le cinéma ou le théâtre.
Une des caractéristiques de la BD ces dernières années, ce sont ces séries qui sont reprises par d’autres auteurs que les créateurs d’origine. Cela distingue la BD de la littérature actuelle pour le coup.
Dans l’émission Starmag sur TPS, nous avions fait une table ronde là-dessus, avec un petit palmarès pour dire qui s’en tirait bien ou non. C’est très étrange. C’est vrai que c’est assez rare en littérature. Blake & Mortimer est un des exemples réussis plutôt convaincants. Lucky Luke est un ratage total, même quand c’est Pennac ou Benacquista. Vous pouvez essayer de passer de l’alchimie à la cuisine. L’alchimie, cela ne se réinvente pas. Vous ne pouvez pas réinventer Goscinny-Morris. On peut faire la cuisine en se disant : " - Ben tiens, Pennac, Gerra... Je vais les touiller avec un mec qui sait dessiner et cela va donner Lucky Luke comme avant." Eh bien, non, cela ne le donne pas, parce qu’on a perdu quelque chose d’essentiel au passage. Dans la plupart des choses que j’ai vues, les ratages sont majoritaires. Cela s’aggrave lorsque vous avez un génie comme Goscinny. Cela ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval, ce mec incroyable. Une personnalité stupéfiante, un talent fabuleux. La loi du marketing, que je comprends, explique cet acharnement.
On vise surtout les dérivés au cinéma et à la TV. Quand on lit dans votre livre votre chronique sur le film de Spielberg, on ce dit que cette adaptation de Tintin ne passe pas chez vous...
C’est de la trahison ! Ce n’est pas Tintin, c’est celui de Spielberg ! Tintin vu par Spielberg et Indiana Jones, c’est la même chose ! Donnez-lui Astérix, il vous le passera à la moulinette Spielberg, il en fera un héros américain ! Je donne l’exemple dans ma chronique : c’est comme si on prenait un héros américain et qu’on lui faisait bouffer des frites à longueur de scénario. Vous imaginez les Peanuts avec un béret et une baguette ? Les Peanuts sont consubstantiels aux États-Unis, c’est plus qu’une bande dessinée. C’est pareil pour nous avec Tintin ou Astérix. Ils sont pétris par notre histoire, des millions de Français ont, comme moi, grandi avec eux, tout comme l’histoire de France les a influencés. ce rapport-là, vous le brisez au profit d’un truc de marketing. Il y a une trahison. Ce que fait Spielberg n’a aucun intérêt, cela va même plus loin que cela, moralement : c’est s’attaquer à un chef-d’œuvre pour en faire quelque chose de moins bien. Je trouve cela répréhensible.
Je ne suis pas hyper-convaincu par le dernier Astérix au service de sa Majesté. Pour Astérix et les Jeux Olympiques, tirez le rideau ! Le résultat est en dent de scie selon que le réalisateur ait été un lecteur ou non de la BD. Il y a quelque chose qui m’a déplu dans le dernier Astérix, comme dans le Tintin, c’est l’idée de mixer les différents albums. J’ai lu chacun de ces albums 500 fois. Chacun a sa couleur, son univers clôt sur lui-même. Vous brisez la magie, la cohérence et l’intégrité de l’œuvre. C’est grave de s’attaquer à une œuvre classique et de triturer ce que chacun de nous a de plus intime. Tintin et Astérix font partie de notre ADN personnel. Cela nous est arraché pour en faire quelque chose de particulièrement vulgaire et commercial.
Les super-héros, c’est votre came ?
J’aime Batman. Tout simplement parce que c’est un fils de Zorro et que je suis un fan de Zorro. Les autres super-héros, même Spider-Man, m’emmerdent. Les films aussi : Spider-Man, tout est à jeter. Batman, à part le Nolan qui a trouvé un Batman adulte. C’est une des raisons de ces échecs : toutes les BD veulent toucher "le grand public". Or, le "grand public", ce sont les gamins. Ils infantilisent les héros comme Tintin, Astérix, Spider-Man, voire James Bond pour plaire au public, faisant l’impasse sur la deuxième lecture qui est une lecture adulte.
Pour les mangas, vous êtes allé plus loin que Taniguchi ?
J’ai essayé car mes gamins en lisent, il y en a chez moi, mais je n’accroche pas. Je m’intéresse à l’histoire. Quartier Lointain, c’est comme le livre que je viens de publier qui reprend des articles écrits il y a trente ans, c’est un retour dans le temps. C’est pourquoi j’aime les Ric Hochet en édition originale...
Propos recueillis par Didier Pasamonik
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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