Cinq ans depuis le dernier album de Jules. Les lecteurs ont dû être patients. Pourquoi ce long silence ? Le besoin de se ressourcer dans la recherche du bon scénario et de la bonne idée ?
Voilà, c’est exactement ça. Entretemps, il y a eu Spirou, le journal d’un ingénu qui m’a pas mal occupé. Mais à vrai dire, j’attendais d’avoir la bonne idée. Depuis le départ, je savais de quoi je voulais parler, mais il fallait étoffer le scénario, attendre d’avoir tous les éléments à la bonne place. Ça arrive quand ça arrive, je ne travaille pas à la commande. Il faut que ce soit simple et naturel, pour que mon histoire soit fluide et logique. Parfois, quand il manque des éléments, il vaut mieux laisser reposer, le temps que l’idée mûrisse, et à un moment, ça apparaît.
Vous écrivez le scénario complet avant de vous lancer dans la réalisation de l’album ? Ou bien travaillez-vous par séquence ?
Non, il faut que le récit soit complet. Là, exceptionnellement, vu que Un plan sur la comète a été prépublié dans le journal Spirou, j’ai du réécrire 3 ou 4 fois la fin de l’aventure. Quand la prépublication a commencé, j’avais une fin, mais elle ne me convenait pas totalement. Je l’ai retravaillée, mais je savais où j’allais, je n’improvise pas.
Pensez-vous que l’arrivée de Jules dans les pages de Spirou vous a amené un nouveau lectorat ?
Je ne sais pas du tout. Quoiqu’il en soit, il y a toujours du réassort sur les précédents tomes, les ventes augmentent peu à peu. Peut-être que le lectorat de Spirou est venu s’ajouter… Je ne sais pas. C’est comme quand on reçoit un prix, c’est très difficile d’évaluer s’il apporte de nouveaux lecteurs. Je n’en sais rien.
Chaque épisode parle de science, d’éthique,… Toujours avec une dose d’humour. Êtes vous d’accord si je vous dis que Jules est sans doute la série la plus cartésienne de la bande dessinée jeunesse ?
Oui je veux bien de cet adjectif ! Tant qu’il y a aussi de la fantaisie derrière. Moi j’aime que les choses soient basées sur des faits et j’aime construire sur du solide. Je suis hyper cartésien : j’ai besoin de construction et pour construire, il faut une bonne base. Après tu peux l’alimenter de tout ce que tu veux. Tu peux rigoler, être cartésien n’empêche pas de rire évidemment ! J’étais déjà comme ça étant gamin : c’est un âge où l’on a besoin de se rassurer et de connaître la vraie nature des choses. Être cartésien n’est certainement pas une insulte pour moi !
Après le clonage, la mort, la religion dans les précédents volumes, le fil conducteur d’« Un plan sur la comète », c’est le système capitaliste et certains de ses acteurs, comme les milliardaires des pays de l’Est, les présidents avides d’argents et de paillettes… Il y a de nombreuses passerelles avec l’actualité. Est-ce que Jules est votre tribune sur le monde ?
Au delà de tout ce discours, ce qui m’intéresse c’est de parler de ma biosphère. Ma planète, celle que j’aime, celle qui m’a construite. Tout ce qui se passe autour, ce sont les dérives de notre système. Mais pour répondre à votre question : oui, Jules est ma tribune. Ça m’aide à… (long silence)
...à l’accepter ?
Non pas l’accepter, mais la montrer aux enfants. Leur dire : regardez le monde dans lequel vous vivez. C’est pour les préparer. Et sans doute qu’ils auront envie de le changer ! Je simplifie et je résume le monde dans lequel ils devront évoluer. La bande dessinée est un excellent vecteur pour raconter les problèmes sociaux.
Une chose remarquable dans la série Jules, c’est que jamais vous ne vous adressez aux enfants de manière puérile. Vous leur parlez presque d’adulte à adulte…
C’est sûr. Quand j’étais môme, je détestais qu’on m’infantilise, qu’on me parle comme à un gamin. Les adultes qui m’intéressaient, c’étaient ceux qui me parlaient normalement. Ça me donnait l’impression d’être considéré. Quand on est un enfant, on a besoin d’être considéré. On n’est pas débile quand on est gosse. On se pose souvent déjà les questions que l’on va se poser toute notre vie ! Si on a des adultes pour nous répondre, ça donne confiance en soi. C’est ça le véritable apprentissage. On se forme et on se révèle. Je ne comprends même pas qu’on puisse parler à un gosse comme à un débile.
Pourtant, si on fait un tour d’horizon des séries jeunesse en BD, plus de la moitié parlent aux enfants de cette manière...
Je pense que c’est parce que les auteurs qui font ça ont oublié leur enfance. Je dis souvent qu’être adulte, c’est renouer avec son enfance. Ceux qui prétendent parler aux enfants de cette manière sont des adolescents attardés, qui pensent que l’enfance est un truc débile, comme on le pense lorsqu’on est ado. On renie son enfance en disant : « j’étais bébé, maintenant je suis un homme, un vrai ». Tant que tu cherches à t’affirmer, tu n’es pas fini. C’est ça le truc. C’est la même chose avec ces gouvernants dont on parlait tout à l’heure… Ce sont des adolescents attardés. Un mec qui fout des talonnettes parce qu’il a besoin de se sentir homme, qui cherche le pouvoir absolu, qui veut s’occuper de tout, j’appelle ça un adolescent ! Un type qui veut montrer à son pays qu’il est un homme en séduisant des dizaines de femmes, c’est un adolescent. Un type qui se fait manipuler par le monde de la finance en étant un inculte total et qui est capable d’envahir d’autres pays parce qu’il est niais, c’est un adolescent aussi !
Nous sommes donc gouvernés par des adolescents ?
Carrément ! En fait, la preuve, moi qui suis auteur de BD, je peux vous en parler. Un monde qui renie le dessin comme mode d’expression, en considérant la bande dessinée comme puérile, c’est un monde d’adolescents. Merde, le dessin est un monde d’expression complètement naturel chez un enfant, c’est compatible avec l’écriture. C’est une forme d’écriture. Celui qui me dit que le dessin est puéril, je ne l’appelle pas adulte. Il n’a pas compris que c’est une écriture universelle, très complète. Tout un système qui rejette un mode d’expression en le disant puéril, c’est un système adolescent. Encore une fois, c’est l’adolescent qui renie son enfance, en disant : « maintenant c’est fini, je ne dessine plus, j’écris ».
Certains librairies ont surnommé Jules, le Tintin du vingt-et-unième siècle. J’ai l’impression que comme pour vous amuser de ce surnom élogieux, dans « Un plan sur la comète », vous multipliez les clins d’oeils à Tintin…
Tout d’abord, j’ai beaucoup aimé Tintin, ça m’a formé. Ensuite, ce clin d’œil est finalement très logique. Il y avait tous les éléments qui rappelaient Tintin : un yacht, des milliardaires, un bal masqué, des extraterrestres… Fatalement, je ne pouvais pas passer à côté ! Ce sont des réminiscences. On n’invente jamais rien. Finalement, on digère les choses, et elles ressortent d’une manière ou d’une autre. Quand elles sont évidentes comme ça, il ne faut pas s’imaginer qu’on a inventé quelque chose. Il vaut mieux jouer avec le clin d’œil. En plus, tout le monde connaît Tintin. C’est amusant.
Et puis la mise en abyme est drôle. Jules lui-même se rend compte que ce qu’il vit lui rappelle une BD…
Surtout quand Janet lui dit : « c’est bien le moment de penser à la bande dessinée ». C’est le genre de chose qui me fait rire ! On peut lui pardonner cette remarque, elle est anglaise, elle n’y connaît rien à la BD ! (rires).
J’ai justement épinglé une phrase de Janet aux extraterrestres… Elle dit : « Plaider la cause de la Terre ? Mais nous ne sommes que des enfants ! ». Et les extraterrestres lui répondent : « Parce que tu crois peut-être qu’il y a des adultes sur Terre ? ». Ça résume parfaitement l’esprit de la série. A ce sujet, ça ne vous chagrine pas que la BD jeunesse soit si sous-estimée ?
Je pense que quand une BD jeunesse est mûre, c’est de la BD adulte. Et vice versa. Une bonne bande dessinée d’adulte doit être lisible par des enfants. Exactement comme un classique de littérature l’est. Ces classiques n’ont pas été faits pour les enfants, et pourtant on demande de les étudier au collège. Aujourd’hui, le problème est qu’on mélange encore BD pour adultes et BD pour adolescents. Les albums avec sexe et violence c’est un truc masturbatoire. Un adulte, ça lui tombe des mains un truc comme ça, c’est pas possible. Un adulte peut apprécier un classique pour enfant : Hergé, Franquin ou Goscinny, ça comporte plein de niveaux de lecture. Je cite aussi souvent en exemple Maus d’Art Spiegelman. Ça peut être lu par des enfants. Il a zoomorphisé les personnages et grâce à ce graphisme stylisé, il peut raconter et montrer l’horreur. Il a réussi à la rendre visible graphiquement, car c’est ton cerveau qui doit décoder l’horreur. Je pense particulièrement à l’image de la fosse avec les rats qui brûlent. C’est une image terrifiante, mais tu peux la voir. Si c’était dessiné de manière réaliste, ce serait obscène. Si c’était écrit avec des mots, ce serait obscène aussi. C’est ça la force de la BD. Voilà une BD adulte ! Elle est aussi lisible par les enfants ! Et puis, quel pouvoir éducatif. Persépolis de Marjane Satrapi réunit aussi ces qualités, en racontant la construction d’une enfant. C’est également une BD d’adultes que beaucoup d’enfants ont lue. C’est ça une vraie bande dessinée mûre.
Avec Jules, vous avez l’impression de renouer avec votre enfance ?
Oui, je pense répondre à plein de questions que je me posais étant enfant.
Alors, vous êtes plus Jules ou plutôt Janet ?
Les deux ! Je suis tous les personnages. Je suis le frère crétin aussi ! (rires). La clé d’une bonne BD, c’est de jouer avec tous les personnages. D’avoir de l’empathie.
On va parler du passé, avant de parler du futur. Comment avez-vous digéré le succès de Spirou, le journal d’un ingénu ? Beaucoup de gens vous ont découvert par ce biais. Ce doit être un sentiment mitigé : content d’être estimé pour ce travail et énervé de se dire, pourquoi on ne m’a pas vu avant ?
Ça m’a effleuré l’esprit, mais je ne ressasse pas ce genre de chose. Je n’ai pas grand-chose à en dire, si ce n’est tout simplement : si Spirou a aidé à faire connaître Jules, c’est génial.
Il semble qu’une adaptation cinématographique de Ma Maman est en Amérique, elle a rencontré Buffalo Bill soit en cours. Un casting des voix a déjà été annoncé dans la presse people. Qu’en est-il ?
Je m’en occupe de loin, c’est Jean Regnaud, le scénariste, qui s’implique. Nous n’en sommes qu’au stade du projet. Les producteurs cherchent de l’argent et des financements. Ils ont sorti un pitch pour que des investisseurs mettent des billes là-dedans. Mais à vrai dire, je pense qu’il y a autant de différence entre la bande dessinée et le film d’animation, qu’entre la littérature et le cinéma. C’est vraiment un autre métier. Là par exemple, Jean a fait un scénario, adapté de notre album, et ça n’a plus rien à voir. Pour moi, c’est une autre histoire. Mais bon, comme c’est l’histoire de Jean, c’est lui qui a le dernier mot.
Est-ce que vous faites partie des dessinateurs compulsifs ? Est-ce que vous avez toujours un crayon sur vous ?
D’abord, je ne me considère même pas comme un dessinateur. Mon dessin sert simplement à raconter des histoires. Si je me mettais à dessiner sans avoir d’histoire à raconter, ce serait comme écrire une suite de mots sans signification.
Pour vous, il s’agit donc d’un dessin-écriture ?
Voilà, c’est ça. Quand je vois de vrais dessinateurs, ceux qui ont un besoin viscéral de dessiner, je ne peux pas me considérer comme un dessinateur. Quand tu connais Christophe Blain, Blutch ou Emmanuel Guibert, tu te dis que tu n’es pas un dessinateur, c’est clair !
Admettons. Votre dessin a tout de même des qualités en termes de clarté et de mise en scène…
Peut-être, mais au service d’une histoire. Après faire un dessin pour faire un dessin, ça me semble un peu vain… J’ai besoin de raconter quelque chose et je suis trop feignant pour faire du croquis.
Vous commencez tout de même par un découpage crayonné…
C’est une étape. Dans mon crayonné de découpage, il y a tout : textes, attitudes et expressions des personnages. Le reste, c’est de l’artisanat. En fait, l’art dans la bande dessinée, il est là. Dans la création, dans l’écriture. Le reste, c’est de la technique. Comme je le dis souvent, si tout le monde continuait à dessiner, tout le monde trouverait ses codes pour dessiner. Au départ, quand on est enfant, on écrit tous de la même manière avec des lettres rondes, et puis chacun trouve son style. Le dessin, ce devrait être pareil. Tout le monde devrait savoir dessiner bordel !
Quel est le livre qui vous a donné l’envie de faire ce métier ?
Question difficile, car vous savez bien que tout est construction. Je me suis décidé à faire ce métier vers 18 ans. À cette époque, j’aimais beaucoup les romans de Joseph Kessel, c’était l’aventure. En BD, il y avait Hugo Pratt. En lisant ça, je me suis dit qu’il y avait moyen de raconter des trucs forts et se rapprocher de cette littérature que j’aimais.
Mais bon, il est clair que sans Franquin , sans Hergé je ne serais rien. Peut-être que c’est aussi à cause de Tintin au Tibet que je fais de la BD. C’est l’album qui m’a suivi pendant toute mon enfance. Je continue à l’ouvrir régulièrement. En fait, il me terrorisait.
Vous aviez peur du Migou ?
Oui, bien sûr. Le Migou c’est une créature affolante ! J’avais aussi peur des statues des dieux du panthéon bouddhiste. Ces statues me terrifiaient. Avec le recul, j’ai l’impression que j’avais besoin de relire cette histoire encore et encore pour absorber ma peur ! Mais enfin, Tintin au Tibet : la sagesse, l’amitié, quel bouquin magnifique !
(par Morgan Di Salvia)
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