Quelle est la place de Kamandi dans la carrière et l’œuvre de Jack Kirby ?
Elle n’est pas aussi éminente que ses créations les plus connues comme Captain America, Fantastic Four ou X-Men, mais c’est une oeuvre de maturité où il révèle tout son talent de graphiste, d’autant que, cette fois, il a les choses en main : C’est lui qui donne l’impulsion au scénario, qui l’écrit même.
N’était-ce pas déjà le cas du Quatrième Monde ?
Bien sûr, c’en est le prolongement. Il a l’avantage d’être plus linéaire et moins complexe que ces récits-là, du coup, le public a mieux adhéré, je crois. Mais leur portée symbolique est tout aussi intéressante. Toute cette production tient en une poignée d’années.
Il s’agit de la plus longue série de Jack Kirby chez DC Comics, se poursuivant même après son départ. Quelle est la raison selon vous de ce succès, alors que ses autres séries chez DC ne connurent pas un destin aussi heureux ?
Le succès est toujours la résultante d’une rencontre entre une œuvre et l’attente du public. Des chefs d’œuvre peuvent être ignorés parce que le public ne les attend pas. Des produits médiocres peuvent être plébiscités parce qu’ils correspondent à une demande. A cela s’ajoute la nécessité d’une volonté commerciale de l’éditeur. Kamandi a marché parce que c’était du "pur Kirby" et, sans doute, parce que le thème rejoignait celui d’un film à succès comme La Planète des Singes. La diffusion des comics au début des années 1970 est en pleine révolution. Elle glisse progressivement du domaine des kiosques pour aller vers les points de vente spécialisés. Kirby, dans cette configuration, est une valeur sûre, reconnue par les fans.
Colérique et impétueux, mais dépourvu de tout don ou pouvoir exceptionnel, Kamandi peut-il être vu comme l’archétype du héros kirbyien, finalement réduit à ses dénominateurs communs ? Dieu redevenu homme ?
Kirby est rarement seul au pupitre jusqu’à ce qu’il accède à Kamandi. Il partage ses grandes créations avec Joe Simon ou Stan Lee. Donc oui, Kamandi est un pur héros kirbyien, seul au monde, seul contre tous. Eh non, comme la postface que j’ai écrite le raconte, il est une sorte de messie, qui ne peut en aucun cas être un dieu. Comme Jésus, en quelque sorte. Il symbolise l’impétuosité de la jeunesse qui ignore son passé.
Ce qui constitue tout de même une rupture par rapport à ses héros classiques, ersatz de dieux ou dieux tout court.
Non, je ne crois pas. Les premiers super-héros sont simplement davantage sublimés. Il ne faut pas oublier qu’aux États-Unis, la religion a un poids énorme. "In God we Trust" est la devise de la nation. La diversité des confessions (protestante, catholique, juive, mormone,...) fait que les créateurs doivent "noyer le poisson" s’ils ne veulent pas froisser l’une ou l’autre de ces communautés. Ce n’est que que dans les années 1970 que les expressions communautaires commencent à se faire plus précises. Avant cela, on file la métaphore, la place est davantage faite au spectacle qu’au sens. On reste sur des mythes communs à toutes les religions. Le Déluge, à l’origine un mythe mésopotamien, en est un.
Kamandi se rapproche d’une figure messianique, un élu survivant à un déluge, mais il lui semble impossible de survivre par lui-même dans ce nouveau monde : il se retrouve ainsi régulièrement sous la protection d’autrui. Faut-il y voir une forme d’ironie du statut d’élu ?
Nous sommes au cœur du mystère même de Dieu. Comment lui qui sait tout, qui comprend tout, qui est le summum de la puissance, peut-il accepter que sa propre création, le monde, soit le terrain de guerres ou de génocides ? Comment accepte-t-il que les êtres qu’il a créés s’entretuent ? Cette incompréhension est derrière Kamandi, sans pour autant que Kirby aille au-delà de ce qui n’est qu’un simple entertainment. Il n’apporte pas de réponse. Il constate la liberté de l’homme face à son destin, qui est loin d’être facile, pouvant seulement compter sur ses propres valeurs : le courage, l’amitié, la vertu, le respect... "Comment être un saint sans dieu ?" s’interrogeait Albert Camus dans La Peste qui tombe sur les hommes comme le fait le déluge du monde dévasté de Kamandi.
La série repose sur l’idée d’une évolution de toute vie vers une forme humaine, des animaux intelligents à divers mutants. Cependant on constate que ces évolutions sont comme inachevées, des versions imparfaites et parfois parodiques de l’homme...
L’homme aussi est imparfait. Il régresse même dans Kamandi, et il ne le doit qu’à sa propre bêtise. Pendant qu’il régresse, les animaux progressent. Kamandi arrive à ce moment-là dans ce monde nouveau. Mais le mal est toujours présent : les habitudes néfastes des hommes sont reprises à leur compte par les animaux qui ne sont donc pas plus intelligents que les hommes. L’entité extraterrestre Pyra présente dans cette histoire ne l’est pas davantage, non plus. Kamandi ressent intuitivement que c’est l’altruisme qui sauvera l’humanité, envers les humains mais aussi envers toutes les autres formes d’intelligence. Tout l’humanisme de Kirby est là.
Pour mettre en scène cette imperfection, le thème de la transformation est récurrent chez Kirby et celui d’animaux anthropomorphisés n’est pas nouveau - on pense notamment au Maître de l’évolution dans The Mighty Thor. Kamandi en constitue une forme de reprise ?
Bien sûr, le comic book est une machine à recycler les mythes. The Mighty Thor est créé avec Stan Lee, il ne faut pas l’oublier. On y mélange aussi bien les légendes scandinaves, d’où vient Loki, un formidable mystificateur, que les récits mythologiques grecs. Chaque héros, comme Achille, y a ses faiblesses.
Il y a cette séquence de la « naissance » de Pyra, mêlant science et mystique, le tout mis en images avec des motifs mêlant mécanique et organique, typique de Kirby. La science kirbyienne répond-elle à une esthétique particulière ?
Absolument. J’en décris les sources possibles : une forme intuitive de graphisme qui le rapproche des travaux de Kandinsky, même si, selon l’auteur de l’excellente biographie de Jack Kirby, Jean Depelley (Jack Kirby, le super-héros de la bande dessinée T1 : 1917 à 1965, Neofelis, 2014), on n’est pas trop enclin à visiter les musées dans la famille Kirby. Kandinsky évoque une harmonie abstraite des lignes et des couleurs comparables aux harmonies musicales et qui obéissent à des règles précises qui permettent d’atteindre une satisfaction esthétique en l’absence de toute figuration. Kirby, comme bon nombre de créateurs de bande dessinée, conserve ces effets harmoniques abstraits mais au service d’une représentation et d’un récit. La démonstration est à ce point convaincante que les artistes du Pop Art s’en saisiront pour créer un mouvement artistique à part entière.
Je montre aussi deux autres pistes de l’esthétique de Kirby : les réseaux l’arbre séfirotique de la Kabbale que Kirby, né dans une famille juive très religieuse, ne pouvait ignorer. Et puis, cette étonnant air de famille entre son graphisme et les premiers circuits imprimés informatiques créés par un type qui s’appelle... Jack Kilby ! Comme beaucoup de ses contemporains, Kirby est fasciné, et à juste titre, par les progrès de la robotique et de l’informatique. Quand il dessine Kamandi, l’homme vient d’arriver sur la Lune. La science-fiction est devenue une réalité !
D’ailleurs concernant la mystique juive, l’une des premières interventions de Pyra - et qui préfigure sa transformation humaine- prend la forme d’un Golem... violent. Est-ce un motif récurrent chez Kirby, le Golem et la violence ?
Dans la tradition, le Golem est une espèce de super-robot fabriqué par le Maharal de Prague pour protéger la communauté face à un environnement hostile. Il est activé par une formule magique pour le faire agir et désactivé une fois sa mission accomplie, ce que le rabbin oublie de faire un soir et, par sa faute, la ville se trouve détruite... La violence est donc inhérente à l’usage du Golem, comme c’est le cas pour toute arme, le feu nucléaire par exemple. Cela dit, dans le cas de Pyra, le Golem n’est qu’une forme d’autodéfense, qui disparaît aussitôt que l’ennemi est repoussé.
Le voyage apparaît comme l’un des thèmes centraux de l’œuvre mais ce qui frappe dans le périple de Kamandi c’est surtout son absence de finalité, et de but ou de lieu à atteindre, alors que l’absence d’un foyer - même rudimentaire - semble rare chez Kirby d’ordinaire ?
C’est en cela que tout l’univers des super-héros est fascinant et interroge l’humanité : le plus grand des super-pouvoirs n’empêche pas le mal de proliférer ; Alan Moore suggère même qu’il le suscite. On se souvient de la sentence de Spider-Man : tout grand pouvoir appelle une grande responsabilité. Mais la question que pose Kirby est plus fondamentale encore : quelle est la finalité de l’existence, d’une civilisation ? Tout cela exprimé sous le couvert d’une grande aventure au premier degré, d’une quête perpétuelle... L’autre caractéristique du monde des super-héros, voire des héros tout court, est l’absence de vraie famille, de foyer, ce qui est un peu la finalité de l’existence pour la plupart des gens. La bande dessinée reste souvent figée dans cette posture propre à l’adolescence, où l’on agit sans penser au lendemain.
C’est également une question éditoriale, en particulier dans le domaine des comics avec une écriture d’ajustement presque au jour le jour pour répondre à la fluctuation des ventes. Cependant dans le cas de Kamandi, cela semble déstructuré dès le départ : pas de menace ou d’objectif clairement identifiés -même à court terme- et absence de famille de substitution - Kamandi est toujours rapidement séparé des amis qu’il se fait bon gré, malgré.
J’ai vraiment l’impression que Kamandi a été écrit, c’est le cas de le dire, au fil de l’eau. Le héros est comme son créateur : il ne sait pas de quoi le lendemain sera fait. Kirby a vécu en quittant Marvel une rupture douloureuse et il n’est pas sûr de ses choix. Il finira d’ailleurs par retourner à la Maison des idées. Kamandi transpire de cette sourde insécurité, il me semble. C’est en quoi elle est une œuvre sincère, crédible, qui marque les esprits et qui reste culte.
Propos recueillis par Guillaume Boutet
(par Guillaume Boutet)
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