D’où provient votre attrait pour le travail de Paul Cuvelier ?
Christophe Simon : J’ai découvert la bande dessinée avec Tintin, Astérix et tout ce que les enfants lisaient à l’époque. J’avais donc un certain goût pour la bande dessinée, sans en être passionné. Mes parents m’emmenaient souvent dans des musées et en voyage, entre autres à Venise. Enfant, j’étais surtout passionné par la peinture, en particulier les tableaux religieux vénitiens.
Le Titien dégage en effet une réelle force d’émotion dans ses tableaux.
Christophe Simon : Exactement ! À six-sept ans, je voulais donc devenir Le Titien ! Ma mère raconte toujours que je dessinais avant d’écrire. Mais lorsque mon grand-père qui m’avait initié au dessin m’a apporté le second album de Corentin, cela a été une révélation : on pouvait donc faire du Titien en bande dessinée ?
La vie dans chaque case, cette façon de dessiner les personnages de manière très académique, ce mélange du pinceau et la plume, ce jeu des aplats noirs, sonsaspect pictural, la gestuelle, tout cela rappelait la composition des tableaux orientalistes du XIXe siècle : j’étais subjugué ! C’est donc devenu mon livre de chevet, un album qui m’a guidé pour acquérir mes notions de dessins.
Comment s’est alors concrétisé votre désir de reprendre Corentin ?
Christophe Simon : Gauthier Van Meerbeeck, le directeur éditorial du Lombard, et Patrick Weber, le scénariste entre autres de deux Alix que j’avais réalisés chez Jacques Martin, étaient venus célébrer dans notre maison, la parution du premier tome de notre série commune, Sparte.
À cette occasion, je leur avais montré les dessins de Paul Cuvelier : c’est le seul auteur que je collectionne. Alors que je faisais étalage de ma passion pour son travail mon compagnon Alexandre a fait un pas que je n’aurais jamais osé franchir. Il a demandé à Gauthier : « Christophe en rêve, ne serait-il pas possible de réaliser un Corentin ? » Et Gauthier de répondre : « Il est vrai que Corentin est édité au Lombard. Et vu la motivation de Christophe, c’est un projet qui a du sens ! »
Voilà une réponse engagée ! On suppose qu’il a fallu convaincre les ayants droits ?
Christophe Simon : J’ai réalisé quelques dessins d’essai, et j’ai rassemblé d’autres travaux précédents que j’avais réalisés autour de Corentin, et j’ai été montrer tout cela à Amédée et Michel Cuvelier, les frères de l’artiste : ils étaient d’accord !
Il restait encore à valider le scénario ?
Christophe Simon : Je connaissais la nouvelle que Jean Van Hamme avait écrite en 1973 : Les Trois Perles de Sa-Skya. Gauthier a été immédiatement convaincu et a organisé la rencontre avec ce grand scénariste. C’était la première fois que j’avais l’occasion de vraiment le côtoyer, et j’étais très impressionné. Et même après tout ce temps, j’en encore du mal à être 100% à l’aise avec lui, alors qu’il ne ménage pas ces efforts en ce sens ! Nous n’avons pas le même niveau !
Quelle fut sa réponse pour la reprise de cette nouvelle qu’il avait écrite quarante ans plus tôt ?
Christophe Simon : Cela ne lui posait aucun problème qu’on utilise ce matériel, mais comme il l’avait écrite il y a longtemps et qu’il souhaitait prendre sa retraite, il m’a demandé d’en réaliser seul l’adaptation, qu’il superviserait. Je pense qu’il a également compris la passion du personnage qui m’habitait, et il n’a pas voulu me brider. La seule consigne qu’il m’a été donnée était : « Fais-toi plaisir : lâche-toi ! ». J’ai donc tout storyboardé, en tentant de garder un maximum des dialogues originaux, car j’aimais beaucoup le ton de la nouvelle qui était merveilleusement représentative de l’univers de la série. Jean Van Hamme m’a d’ailleurs confié que Cuvelier a regretté in fine de ne pas avoir lui-même mis ce récit en images.
Quelles sont les lignes de force que vous avez choisies pour la mise en page de cette adaptation ? Trois bandes comme la plupart des albums de Cuvelier ?
Christophe Simon : Oui, parce qu’il s’agit de l’adaptation d’une nouvelle et que je ne désirais pas rajouter trop d’éléments et trahir le récit de Jean. Puis, la lisibilité et le plaisir de dessiner m’ont conduit vers ce type de découpage. Je désirais que le récit profite d’une connotation « rétro », mais il devait également cadrer avec les albums de notre époque. Les trois grands dessins pleine page qui figurent dans l’album représentaient pour moi un plaisir très personnel, car j’ai toujours apprécié ces illustrations dans les premières éditions de Corentin.
Vous avez également beaucoup travaillé les récitatifs.
Christophe Simon : C’est l’effet « rétro » que j’évoquais précédemment, mais cela permettait surtout d’évoquer les états d’âme du héros. Ce que j’ai toujours apprécié chez ce personnage, contrairement aux autres héros de cette époque, c’est que Corentin avait beaucoup de profondeur. Il est doté de paradoxes et d’un caractère assez fougueux. Une personnalité que je désirais maintenir, bien entendu.
Jean Van Hamme ayant validé votre storyboard, vous vous êtes donc envolés, votre compagnon et vous, pour l’Inde ?
Christophe Simon : Cuvelier n’était jamais allé en Inde, mais nous nous sommes directement retrouvés dans les ambiances du Signe du Cobra. Alexandre a pris 7800 photographies. Une partie a été réutilisée pour Les Trois Perles de Sa-Skya. Je suis par exemple reparti de l’architecture mongole du XVIIe du Palais d’Orchhâ pour imaginer le Palais de Sompur. Je suis bien entendu reparti de quelques scènes que Cuvelier avait dessinées, entre autres dans Le Signe du Cobra, mais ce n’était pas suffisant pour reconstituer toutes les décors de ce récit qui se déroule principalement dans et autour du Palais. En revanche, la salle du trône est bien entendu restée à l’identique des dessins de Cuvelier.
Pour les personnages, vous avez réalisé des cadrages saisissants, comme ce visage tourmentée de Sa-Skya ! Quelle a été votre base d’inspiration : les dessins de Cuvelier ?
Christophe Simon : Non, je me suis inspiré de tableaux. Cuvelier était un peintre et grand amateur de peinture, d’où ma passion pour son travail, car je peins également. Avec Corentin, nous sommes à mi-chemin entre la bande dessinée et la peinture. En dépit de la motivation que je ressentais, la réalisation des premières planches s’accompagnaient d’excitation mais également d’un certain stress. Pour certaines cases, il m’est donc arrivé de retravailler un dessin pendant plusieurs semaines, quitte à le laisser de côté avant d’y revenir.
La dernière séquence de l’album est tout simplement magistrale. On vous sent plus à l’aise.
Christophe Simon : Sans doute, mais j’ai surtout dû tenir les délais, et je ne me suis dès lors pas donné le luxe d’hésiter. Cette dernière séquence a certainement profité du temps passé sur le reste de l’album, d’où cette grande part de spontanéité.
Comment avez-vous réalisé ce choix de couleurs, très différentes de celles de Sparte, votre précédente série ?
Christophe Simon : Nous avions une idée très précise de ce que nous voulions obtenir, et je tiens d’ailleurs à remercier le Lombard qui nous a soutenu tout au long de l’album, une collaboration sans équivalent de mon point de vue. Nous avons donc souhaité travailler à l’ancienne, avec des bleus de coloriage à la taille des originaux, avec des écolines et gouaches.
Alexandre Carpentier : À la manière du Journal Tintin, tout simplement. Nous avons donc réalisé un petit travail d’archéologie pour bien comprendre la technique de l’époque. Nous avons été voir au Musée Hergé pour les analyser les coloriages de France Ferrari, Nicole Thenen et les autres coloristes du Studio Hergé.
Avez-vous dû réaliser plusieurs essais pour trouver les bonnes ambiances ?
Christophe Simon : Les précédents albums d’Alexandre consistaient à des mises en couleurs informatiques. Mais sa formation d’aquarelliste à l’Académie des Beaux-Arts lui a permis de s’accaparer rapidement la méthode manuelle. En tant que bijoutier, ses projets de bijoux étaient réalisés à la gouache, il maîtrisait donc bien cette technique.
Alexandre Carpentier : Nous avons rencontré plus de difficultés pour identifier le bon papier. Une fois les couleurs réalisées, Le Lombard s’est occupé de scanner les originaux de Christophe et de les imprimer en gris sur le papier afin que je puisse procéder à la mise en couleur. Même le scan final de l’album s’est donc réalisé « à l’ancienne », avec le film noir posé sur le bleu de coloriage.
Concernant vos futurs projets, votre collaboration avec Jean Van Hamme se poursuit avec un nouvel album qu’il a scénarisé récemment ?
Christophe Simon : En effet, Jean a écrit un nouveau scénario de soixante-quatre pages, très contemporain, avec une thématique qui lui tenait à cœur. Et il m’a fait l’honneur de me demander de le dessiner ! Comment refuser un tel cadeau ? Je ne vais pas en dire plus, car cela dévoilerait trop d’éléments du futur album, mais nous sommes impliqués afin de pouvoir restituer l’ambiance voulue.
Vu votre passion pour Corentin, inutile de demander si vous voulez remettre le couvert avec une nouvelle aventure ?
Christophe Simon : Bien entendu, mais nous allons d’abord attendre le retour du public. Si cela se présente, Jean Van Hamme pourrait faire une incartade à sa retraite pour écrire une nouvelle histoire. Mais nous n’en sommes pas encore là !
Propos recueillis par Charles-Louis Detournay
(par Charles-Louis Detournay)
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Photos en médaillon : Charles-Louis Detournay.
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