On vous sait amateur de bande dessinée. De quand date cette passion et quel type de BD lisez-vous ?
J’ai toujours lu des bandes dessinées, comme tous les enfants ou presque... Au début c’était les Donald, Mickey, Picsou, Castors Juniors ; je me souviens très bien du moment où j’ai décidé de vider ma chambre des centaines d’albums Disney qui l’encombraient. Et bien sûr les Hergé, dans une moindre mesure. Puis vinrent les Franquin, Gotlib, et Goscinny en tout genre. Plus tard, vers 20 ans, la révélation de Calvin & Hobbes. Et puis tout le reste : en vrac, Crumb, Tardi, Comès, Moebius, Spiegelman, Otomo, Larson, etc. Je suis entré sérieusement dans les mangas via le Monster de Naoki Urazawa, et j’ai lu tous mes classiques dans ce genre si riche : Tezuka et Mizuki en priorité, puis le doux trait de Taniguchi et l’univers sublimement morbide de Maruo. Mes propres enfants ont grandi bercés de Tezuka, qu’ils ont lu et relu... Puis je suis entré dans les comics modernes via le Sandman de Gaiman et les œuvres d’Alan Moore.
Aujourd’hui je lis tous les principaux genres (franco-belge, manga, comics, roman graphique à l’européenne, etc.) J’ai adhéré pendant plusieurs années à l’Association et écumé leur catalogue (Satrapi, David B., Sfar, Gébé, Baudoin, Mathieu...). Et bien sûr les innombrables ouvrages découverts ici et là en fouinant dans les boutiques de bande dessinée, francophones et anglophones.
Vous avez rencontré Edmond Baudoin par le biais d’amis communs, et vous lui avez proposé de travailler avec vous. Pourquoi avoir choisi cet auteur, à l’œuvre si singulière ? Qu’est-ce qui vous a attiré dans son style ? Qu’est-ce qui vous a semblé correspondre entre son univers et ce dont vous vouliez parler ?
J’ai d’abord rencontré le travail de Baudoin chez un ami mathématicien, il y a une douzaine d’années ; c’était Les Quatre Fleuves, en collaboration avec Vargas. J’ai eu une première réaction de surprise, voire de rejet, devant le graphisme si particulier. Mais je me suis vite passionné pour cette histoire, et j’ai apprécié tout ce que la plume faisait passer comme ambiance. Comme toujours, j’ai réagi en boulimique, en dévorant quantité d’œuvres de Baudoin, jusqu’à le ranger dans mon carré d’as personnel de "grands auteurs fondateurs encore en activité" (pour moi ce sont : Baudoin, Bourgeon, Masse, Tardi).
Avec Baudoin, on a d’abord un trait très riche, profond, chargé de sentiments ; le dessin dit plus que le dessin, l’émotion qui s’étale directement sur la feuille. Ses sujets sont parfois graves et parfois légers, toujours beaux et évocateurs. Si je devais retenir une courte histoire représentative de son art, ce serait celle de Gloria dans le magnifique recueil Salade niçoise ; j’en ai pleuré, littéralement.
Avec Baudoin on a ensuite une capacité extraordinaire à se renouveler et à accueillir les références culturelles et graphiques nouvelles. Prenez Crazyman, pour moi l’un de ses tout meilleurs ouvrages : la façon dont il aborde la confrontation avec l’univers graphique manga, dans lequel il n’a pourtant pas grandi, est un modèle du genre, à mille lieues de la réaction défensive qu’ont pu avoir d’autres auteurs classiques. Baudoin est aussi un grand voyageur, allant de pays en pays et de rencontre en rencontre ; il participe, par son œuvre autant que par son trajet personnel, à une vision humaniste empreinte de tolérance et de curiosité ; il a beau avoir passé les soixante-dix ans, il continue à explorer le monde avec des yeux d’enfant.
Tout cela était important pour moi, et nous nous sommes entendus comme si nous nous étions toujours connus. Pourtant, c’est effectivement une coïncidence qui nous a menés à travailler ensemble : un jour j’ai lancé, sans y penser plus que cela, dans une conversation électronique avec un ami, Marc Monticelli, que c’est Baudoin qui devrait dessiner un hommage au mathématicien Alan Turing. Il se trouve qu’il connaissait Baudoin personnellement, et il m’a pris au mot en me mettant en contact avec lui. À cette époque, je n’avais pas du tout en tête de réaliser moi-même une bande dessinée, mais c’était comme un défi qui m’était lancé...
Pourquoi avoir choisi de traiter ce sujet en bande dessinée et non sous la forme d’un roman ou d’un essai ? À la fin de l’album, vous développez certaines pistes que vous avez dû sacrifier par souci d’efficacité narrative. Avez-vous été frustré par ce format de l’album de bande dessinée, forcément plus bref, ou est-ce, au contraire, l’un des meilleurs médiums pour faire œuvre de pédagogie ?
Je crois beaucoup à la bande dessinée comme moyen de transmission riche. D’abord, c’est le médium des gens pressés, qui peuvent en peu de temps en tirer non seulement des informations, mais aussi des impressions, un rythme, une histoire, une ambiance. Une bande dessinée, c’est un peu comme un film que vous regardez chez vous, quand vous voulez. Presque toujours, je lis les bandes dessinées deux fois d’affilée : la première fois, on est plus attentif au déroulé, la deuxième fois on profite mieux de tout l’univers. Ensuite, la forme dessinée est un enrichissement de la forme roman : les dessins ajoutent au texte, et expriment beaucoup de choses qu’il serait fastidieux ou impossible de traiter dans une forme purement textuelle ; je crois que c’est très clair avec les dessins de Baudoin dans notre projet commun.
Mais bien sûr, la forme dessinée oblige à réduire le texte ; cela peut être vu comme une contrainte, ou comme un atout car cela force à aller à l’essentiel. Pour ce projet, j’ai lu plus de 2000 pages de sources historiques et biographiques (presque entièrement en anglais - d’abord parce qu’une bonne partie est non traduite, ensuite par souci d’aller au plus près des documents originaux) ; la bande dessinée en fournit une quintessence, forcément considérablement moins exhaustive, mais qui pourra frapper et profiter à énormément de monde.
Comment s’est déroulée votre collaboration ? Quel type de scénariste êtes-vous ? Livrez-vous un synopsis détaillé ou au contraire avez-vous laissé toute latitude à Baudoin pour construire ses planches et son récit ? Prenons un exemple : votre récit est divisé en quatre parties, présentant quatre scientifiques. Aviez-vous demandé à Baudoin d’adopter un style graphique différent pour chacune d’entre elles, avec un trait et des instruments de travail bien distincts, afin de bien les différencier, ou ce parti pris est-il uniquement le sien ?
Il s’est écoulé environ deux ans entre le moment où j’ai sérieusement réfléchi au scénario et le moment de la parution ; je crois que c’est la bonne durée pour écrire un ouvrage ; c’est d’ailleurs aussi, plus ou moins, le temps qu’il me faut pour écrire un ouvrage mathématique.
Il y a eu une première version du script, un échange, un travail de documentation, des repérages, des interactions entre nous deux, des échanges presque quotidiens sur les planches, des aller-retour... J’avais donné des consignes selon lesquelles les quatre styles graphiques devraient être différents, en fonction de l’ambiance, de l’époque, du personnage ; mais c’est lui qui a choisi les techniques qu’il voulait utiliser, et on en a rediscuté. Les planches ont été redessinées au fur et à mesure, le script a aussi été réécrit au fur et à mesure. Quand, après de longs mois de travail, un brouillon complet a été dessiné, on est passés à la version finale.
Baudoin dessine très vite, et de nombreuses planches de son brouillon auraient pu être publiées telles quelles ou presque ; mais pour les planches finales, il s’est surpassé, j’ai été ébloui quand elles ont commencé à m’arriver. Je suis un perfectionniste et je ne laisse rien passer : chaque planche a ainsi été revue et scrutée dans les moindres détails, et j’ai fait redessiner Edmond sans pitié jusqu’à ce que chaque détail tombe bien.
Par ailleurs, c’est Edmond qui a proposé le premier découpage en planches ; il a ajouté quelques éléments de texte ici et là ; et surtout il a travaillé sur la mise en scène de chaque image, avec une inventivité et une imagination qui m’ont plus d’une fois sidéré. Tout cela pour dire que ce fut une collaboration intense, parfois un peu fusionnelle, où chacun est devenu le prolongement de l’autre.
Prenons l’exemple de la toute dernière planche. J’avais indiqué que le regard du lecteur devait passer de Dowding à Olivier, qu’il devait y avoir une confusion, et que l’on devait finir par un gros plan sur les larmes de Dowding. Baudoin a préparé la scène à la page précédente, en plaçant les personnages et en posant la question "Qui est assis au bureau ?" En outre, il a eu l’idée de mettre en scène un parallélisme de gestes entre l’acteur et le militaire, pour renforcer l’identification. Le dialogue correspond à un moment particulier du film ; en visionnant la scène, il voit qu’à ce moment très précis il y a un geste qu’il peut exploiter : celui de Laurence Olivier retirant ses lunettes. Il dessine alors ce geste en trois images, avec une belle dynamique verticale où l’on a le militaire, puis l’acteur, puis le militaire à nouveau, effectuant le même geste dans la continuité. J’admire.
Mais quand arrive la version finale, je vois qu’il a changé d’avis et d’angle de prise de vue pour que l’on aperçoive aussi la caméra, objet crucial symbolique de ce chapitre. L’idée est intéressante, mais la dynamique précédente qui m’avait tant plu est brisée, et le reflet brouille la lecture de l’image. Je grogne (sentiment d’irritation sourde ...), j’essaie d’analyser ce qui me déplaît, ce qu’il souhaite. C’est alors que j’ai l’idée de regarder la caméra de face, de sorte que l’on puisse voir à la fois Dowding et Olivier, ce dernier dans l’objectif. Ainsi la caméra est présente et la dynamique restaurée. Edmond reçoit ma suggestion, et lui aussi commence par grogner ; puis il se ravise (selon ses propres termes : "Ah c’est pas con !" Il met la nouvelle idée en application.
Dans le même temps, Edmond avait mis en place un dédoublement du trait de l’acteur, qui le rendait plus ambigu ; mais cela brouillait la lecture du dessin. J’ai proposé de le supprimer, mais il y tenait et il l’a atténué, ce qui d’ailleurs renforce encore l’ambiguïté. Il travaille aussi sur la mise en scène du texte, avec deux polices de caractère différente, car un morceau est une citation du film et l’autre une pensée, intériorisée. Il est fasciné par le texte d’Olivier (« Nous avons besoin de pilotes et d’un miracle"), car il y voit aussi une allusion à notre propre situation géopolitique ; ici c’est l’humaniste qui a envie de mettre cela bien en valeur, et il choisit donc de le distinguer graphiquement. Enfin, il redresse Dowding, qui était plus accablé dans l’esquisse : il s’agit de trouver le bon compromis entre la fierté du militaire et l’humanité que traduisent les larmes. C’est tout un travail ! Mais maintenant tout est impeccable, je n’ai plus rien à redire et lui non plus.
Vous avez utilisé une solide documentation pour reconstruire la vie de ces scientifiques, en utilisant à la fois des biographies, des thèses, dont vous donnez une liste succincte dans le dossier final. Vous avez également consulté des sources originales, par exemple, des enregistrements longtemps restés secrets de physiciens allemands à Farm Hall. Avez-vous voulu adopter la posture d’un biographe rigoureux, si ce n’est celle d’n historien, ou certains épisodes, comme les monologues de Heisenberg ou de Turing le jour de son suicide, sont-ils volontairement romancés ?
Il était important pour moi de présenter au mieux la "réalité" historique ; cependant mon travail n’est ni celui d’un historien ni celui d’un biographe... D’abord à cause de l’ampleur : certes, j’ai lu une documentation très abondante par rapport au produit fini, mais ce n’est rien en comparaison de la documentation que doit amasser un biographe sérieux : des centaines de références, des voyages, des entretiens, etc. Ensuite parce que le point de vue adopté est subjectif : les états d’âme des uns et des autres, nous ne pouvons que les imaginer. Aucun témoin n’était là pour assister aux derniers gestes de Turing, et personne ne sait ce à quoi il a pensé ! C’est donc un travail de fiction que l’on effectue, tout en veillant à ce qu’il soit, autant que possible, vraisemblable et compatible avec les faits historiques. Je dois noter à cet égard que j’ai été bluffé, pour chacun des quatre chapitres, par la richesse de ces faits historiques ; cela dépassait largement tout ce que j’aurais pu inventer.
Avez-vous fourni une documentation iconographique conséquente à Baudoin dans un souci de réalisme ou est-ce qu’au contraire l’exactitude des réacteurs de l’Enola Gay ou des boutons de manchette des officiers nazis est pour vous complètement secondaire ?
J’ai fourni à Baudoin quelques éléments iconographiques, chaque fois que cela était possible ; mais c’est quand même lui qui les a récupérés en majorité dans l’immense base de données que constitue Internet. Le réalisme était important pour nous ; cela ne nous a cependant pas obnubilés. Sur certains détails anecdotiques mais importants, on a poussé le souci loin ! Je pense aux phases de la lune, que j’ai vérifiées sur des calendriers universels. Un autre exemple, la pin-up des jeunes pilotes de la RAF : on l’a reproduite presque exactement comme dans le film Battle of Britain. Ajoutons enfin que Gallimard a effectué un beau travail de "fact-checking".
Votre projet initial était de traiter de la vie et de l’œuvre d’Alan Turing. Pourquoi avoir élargi votre propos à Werner Heisenberg, Leo Szilard et Hugh Dowding ? Plutôt que de faire une simple biographie, comme on le fait de manière classique, vous a-t-il paru plus intéressant de faire le parallèle entre ces quatre figures complémentaires (certains travaillant pour le Reich, d’autres pour les Alliés, l’un est militaire et les autres scientifiques) ? Avez-vous hésité sur le choix des personnages retenus ?
Au début le projet était effectivement centré sur Turing ; mais quand mon collègue astrophysicien Jean-Philippe Uzan m’a parlé des enregistrements de Farm Hall et a mentionné au passage le rôle qu’y tient Heisenberg, j’ai eu très envie de traiter ce sujet également. Mais cela supposait le recentrage de l’ouvrage sur une problématique commune (l’attitude du scientifique) plutôt que sur une personne. Alors est venue l’idée d’y ajouter Szilard qui venait naturellement enrichir la discussion. Avec Heisenberg, Turing et Szilard j’avais déjà un échantillon intéressant : un Allemand, un Anglais, un Juif ; la bombe atomique mais aussi la guerre du secret. Les caractères allaient éclairer différentes facettes de la personnalité des créateurs scientifiques, et trois concepts clés que je voulais voir revenir dans tout le récit : l’ambivalence du progrès, l’identité ambiguë, la dialectique personnel/collectif de la création. Ambitieux, n’est-ce pas ! Mais avec les situations de ces trois héros, on pouvait parler de tout cela sans que ce ne soit pompeux. On pouvait aussi représenter diverses époques tout en permettant à chaque histoire d’être un bref instantané. Cependant je me rendais compte que je n’étais pas encore au bout du casting : pour parler de la guerre, il fallait aussi laisser la parole à un militaire ; et il le fallait créatif, original, avec un rôle clé comme les autres. En faisant des recherches, j’ai identifié Dowding comme l’homme de la situation. En prime, sa longue vie permettait de le mettre en scène à la fin des années 60, au soir de sa vie. En creusant, je découvre qu’il est le héros d’un film, ce qui permet d’aborder le thème de la transformation de la réalité en mythe ; et je me rends compte aussi qu’il a joué un rôle important dans l’innovation technologique, complémentaire de la recherche fondamentale... Et voilà comment, en cherchant à rééquilibrer mon script, je me suis retrouvé avec un propos enrichi dans plusieurs directions capitales. En revanche, il fallait s’arrêter là : si j’avais voulu ajouter un cinquième personnage, tout aurait été déséquilibré. Quand j’y repense, il est clair pour moi que je ne pouvais pas me passer de Dowding pour faire tenir le récit debout ; et pourtant quand je me suis lancé dans le projet je n’avais même pas conscience de son existence. Je dois dire qu’en préparant cet ouvrage, j’ai été émerveillé de tout ce que j’ai appris ; et je suis convaincu qu’une partie de mon émerveillement sera transmise aux lecteurs. En conclusion, j’ai maintenant le sentiment (partial, bien sûr !) que mon casting devait forcément être Heisenberg/Turing/Szilard/Dowding, il ne pouvait en être autrement (sourire).
L’essentiel de l’album est constitué de monologues (ou de faux dialogues, comme quand Turing s’adresse à son ours en peluche) : les grands scientifiques sont-ils forcément solitaires ? Leur solitude a-t-elle été l’un des critères pour les sélectionner ?
J’ai choisi de mettre en scène ces quatre personnes, à un moment où ils sont, dans une certaine mesure, seuls face à eux-mêmes : cela permettait la réflexion, l’introspection, la mise en scène des émotions. Mais cela ne veut pas dire que leur vie était solitaire ! Heisenberg était dans l’ensemble très social ; Turing l’a aussi été à certaines périodes de sa vie ; Szilard a passé sa vie à téléphoner, écrire, etc. Les quatre sont sociaux par certains côtés et asociaux par d’autres ; comme nous tous, à des degrés variés... En revanche quelque chose qui les unit, et tout particulièrement Szilard, Turing et Dowding, c’est le mépris des conventions sociales superficielles, des compromissions faites par politesse, des réunions "où l’on ne fait que parler"...
En lisant cette bande dessinée, on se rend compte du lien qui vous unit vous, le scientifique, à Baudoin, mais aussi des multiples ressemblances entre ces quatre « rêveurs lunaires ». Les scientifiques sont-ils comme les artistes : des hommes d’imagination, voulant mesurer la lune et non pas « avaler la terre » ?
Les scientifiques partagent effectivement avec les artistes le fait d’être dépendants de l’imagination, de l’inspiration ; et dans certaines disciplines, ils ont à un très haut degré le souci de la beauté et de l’esthétique, souvent vu comme un guide vers la solution. Il s’agit bien pour eux de "mesurer la lune" et non d’"avaler la terre" (au passage, cette dernière expression est empruntée au titre d’un manga d’Osamu Tezuka ; clin d’œil pour les initiés...).
La bande dessinée vous met en scène, vous-même et Edmond Baudoin, et l’on vous voit en train d’élaborer ce projet, soulignant les incompréhensions de Baudoin face aux réalités scientifiques abordées, montrant le cheminement de vos pensées. Cette mise en abyme n’a-t-elle pour but que de rendre le propos plus vivant ou relève-t-elle également d’une volonté d’ancrer cette réflexion sur les problèmes des scientifiques face aux conflits politiques et militaires dans notre réalité contemporaine ?
Cette idée de la mise en abyme a pris forme en cours de route ; au début il ne s’agissait que d’un clin d’œil dans le style d’un "making of" ; mais nous l’avons développé et rendu bien plus ambitieux. Les éditeurs nous ont aussi encouragés à enrichir ces passages. Il s’agit d’une part de rendre le discours plus vivant, effectivement (de ce point de vue les digressions viennent prendre place au côté d’autres choix qui animent les discours : l’imaginaire invoqué par Baudoin, les quelques dialogues, que ce soit avec le nounours de Turing ou avec l’infirmière de Szilard). Mais il s’agit aussi de donner des informations d’une autre époque que le récit : des commentaires a posteriori (par exemple sur le bien-fondé des assertions de Heisenberg ou des espoirs de l’humanité dans l’atome à l’époque), de répondre à des questions que le lecteur pourrait se poser, de faire le lien avec les problèmes d’aujourd’hui, de faire des transitions d’une histoire à une autre, et d’insister sur le fait que les problèmes posés dans l’ouvrage sont toujours actuels ! En outre ces digressions sont l’occasion pour Baudoin de montrer une autre face de son talent, tant ses prises de vue sont magnifiques.
Est-ce que toute question mathématique ou physique vous semble vulgarisable ? Ici, qu’il s’agisse du fonctionnement de la bombe nucléaire ou du cryptage d’Enigma, vous ne fuyez pas devant la difficulté et vous prenez le temps pour expliquer de quoi il retourne. Mais cela est relié à des enjeux concrets dans le cadre des actions militaires de la Seconde guerre mondiale. Un album de vulgarisation de théories scientifiques fondamentales, détachées d’enjeux humains (comme les conflits intérieurs des scientifiques que vous mettez en scène) ou d’un contexte politique particulier pourrait-il trouver son public, selon vous ?
Je tiens à faire remarquer, d’abord, que j’ai éludé la plupart des difficultés ! Si on compare cette œuvre à ce qui est présenté dans des sources grand public traditionnelles (films hollywoodiens par exemple), il est certain qu’il y en a beaucoup plus, aussi bien sur les questions techniques que sur l’histoire des sciences. Mais cela reste encore très en-deçà de ce que l’on expliquerait dans une vraie œuvre de vulgarisation. L’essentiel dans cette œuvre reste l’aspect humain, et les rapports des scientifiques envers les autres et envers eux-mêmes. Certains verront dans cet ouvrage une façon d’utiliser l’aspect humain pour faire passer des messages techniques ; mais pour moi c’est plutôt l’inverse : les messages techniques ici sont là pour illustrer en toute connaissance de cause des dilemmes humains et des émotions humaines. Ils rappellent que l’histoire des sciences est aussi l’histoire de l’humanité. Je pense que dans une démarche de vulgarisation, en se concentrant sur la technique uniquement, on peut aller très loin et sur n’importe quel sujet ou presque ; à condition que l’on prenne son temps, que l’on trouve les bonnes analogies, et que le public soit motivé ! Nous l’avons fait un peu ici sur la réaction en chaîne et la bombe atomique ; on aurait pu développer encore plus, mais ce n’était pas l’essentiel du propos !
Aviez-vous conscience de l’écueil que constitue le didactisme pur ? La vulgarisation scientifique en bande dessinée peut vite s’avérer rébarbative. Ici, vous n’utilisez pas de notes de bas de page, et, par le biais des explications que vous donnez à Baudoin, qui ne connaît rien en mathématiques et auquel le lecteur s’identifie, ou par différents éléments de la mise en scène, vous arrivez à éviter cet écueil. Aviez-vous conscience de ce danger et comment avez-vous voulu le contourner ?
Je ne souhaitais pas faire un ouvrage de vulgarisation scientifique ; cela aurait été un livre différent. Comme tous les genres, la vulgarisation peut être rébarbative ou passionnante, selon la façon dont on s’y prend. Logicomix est un exemple d’une bande dessinée de haute qualité dont la démarche s’apparente à la vulgarisation, et où la forme BD présente une valeur ajoutée (par la façon dont le dessin reflète l’obsession des protagonistes, par exemple). Dans cet ouvrage, la logique joue le rôle du héros, servi par les personnages humains des mathématiciens. Mais dans Les Rêveurs lunaires, c’est vraiment l’humain qui est au centre du récit, la technique est vue principalement à travers l’impact qu’elle a eu sur nos vies et sur leurs vies ; ce sont les états d’âme qui constituent le cœur du récit, et cela est bien reflété dans notre titre. La démarche a une parenté avec mon ouvrage "Théorème vivant".
À la fin de l’album, vous livrez un gros dossier final de dix pages, en forme de postface, dans lequel vous approfondissez certains épisodes non abordés dans l’album, ou alors seulement évoqués, comme par exemple la guérison du cancer de Szilard par irradiation atomique. De même que de plus en plus de BD historiques rejettent dans un dossier final toutes les données chiffrées, les cartes et autres informations précises, est-ce pour vous un moyen d’éviter d’être trop didactique dans le corps de l’album ?
Je n’utiliserais pas "didactique" ici, qui pour moi est seulement lié à la façon dont on transmet un message, mais "exhaustif", qui traduirait la volonté de transmettre tout, ou le maximum. Le dossier final est effectivement un moyen de développer certains points tout en restant concis, ou plutôt en évitant de diluer le rythme de l’album. Personnellement, je ne trouve pas que cette postface soit si longue (comme je le disais, j’ai lu plusieurs milliers de pages de documentation pour préparer ce travail, et si j’avais été un véritable historien le nombre de pages que j’aurais dû lire se serait compté en dizaines de mille !). Cependant il est vrai qu’à l’aune de la forme bande dessinée, cela fait beaucoup, et l’éditeur me l’a fait réécrire deux fois, pour qu’il soit aussi concis, dynamique et droit-au-but que possible. Cette postface est surtout l’occasion de prendre du recul : tenter quelques mots de conclusion, relier les quatre histoires entre elles, les relier à mon expérience propre, les replacer dans les autres tentatives qui ont été faites de les mettre en récit. Les scènes de rencontres que j’y raconte sont précieuses pour moi, je crois qu’elles apportent à l’aspect humain de l’album, mais cela aurait trop dilué le récit que de les incorporer dans le corps de l’action. Et ce texte est également l’occasion de parler de la genèse et des sources de l’album. Au plan narratif, j’ai spontanément eu deux références quand je l’ai rédigé : l’une, issue du cinéma, est le très bref mais frappant épilogue de Barry Lyndon, le chef d’œuvre de Kubrick ; l’autre est la belle postface de l’Été indien, la bande dessinée de Pratt et Manara.
Les bandes dessinées de vulgarisation des sciences exactes de bonne qualité sont assez rares. On pense par exemple à Logicomix ou à Tu mourras moins bête. En lisez-vous beaucoup et certaines d’entre elles vous ont-elles servi de modèle ?
Ce sont effectivement deux exemples de qualité, et il n’y en a pas tant que cela. J’ai déjà mentionné l’admiration que j’ai pour Logicomix, avec son exactitude scientifique, sa passion, son humour, ses personnages hauts en couleurs (Wittgenstein, bon sang !!) et la façon dont l’ambiance graphique évolue en fonction de l’état d’obsession des protagonistes. On retrouve ce dernier élément dans notre ouvrage, mais nous poussons le procédé considérablement plus loin avec Baudoin. Je ne pense pas avoir pris l’une ou l’autre de ces bandes dessinées comme modèle, du moins pas consciemment ; mais on est toujours inspiré par l’ensemble des œuvres que l’on a lues. Au plan narratif, notre ouvrage est singulier par sa forme puisque le cœur consiste en quatre (quasi-)monologues distincts dans le temps et dans l’espace ; au plan graphique, il est aussi très distinct de ces sources. Il y a un auteur de BD extraordinaire et très peu reconnu, qui a fait d’admirables planches de vulgarisation dans un genre décalé, c’est Francis Masse (c’est encore à Jean-Philippe Uzan que je dois cette découverte). Il n’a pas fait que de la vulgarisation, son œuvre aborde des genres variés en bande dessinée. Son univers est au premier abord déroutant, dans la forme et dans le fond, mais on est largement récompensé de ses efforts quand on y plonge. Ainsi On m’appelle l’avalanche est à coup sûr une œuvre majeure du "neuvième art".
Dans un autre registre, le film Imitation Game raconte également la vie d’Alan Turing, même s’intéresse avant tout aux problèmes personnels de Turing sans pour autant essayer de vulgariser ses travaux. Qu’avez-vous pensé de ce film et ne vous conforte-t-il pas dans l’idée qu’il est plus simple de faire œuvre de pédagogie en bande dessinée qu’au cinéma ?
Je dirai tout net que j’ai détesté ce film. La reconstitution de l’époque est belle, l’acteur principal est excellent, mais le script comporte des distorsions de la réalité qui, selon moi, sont insupportables. La description de l’effort scientifique est grossièrement fausse, et l’amalgame entre la "Bombe" à décrypter et l’ordinateur est inacceptable pour quiconque s’est intéressé à la naissance de l’informatique. Sur les aspects humains le bilan n’est pas meilleur : en particulier la relation de Turing avec l’homosexualité, et sa relation avec Joan, sont gravement déformées. L’épisode où Turing cache des informations en échange du silence sur son homosexualité est en contradiction flagrante avec ses actes ; certains y ont dénoncé une insulte à sa mémoire. Bref, vous aurez compris que je n’ai pas beaucoup de tendresse pour ce film, et mes collègues non plus, pour autant que j’ai pu juger. Je trouve ce gâchis d’autant plus navrant qu’il s’agit de l’adaptation de l’une des plus célèbres biographies scientifiques jamais écrites (Alan Turing, the Enigma, par Andrew Hodges). Les scénaristes diront que la fin justifie les moyens, et que le film a fait de Turing un héros populaire ; peut-être ; mais je ne pense pas que cela justifie de si graves entorses à la réalité. Je ne pense pas non plus que le problème soit inhérent à la forme cinéma ; c’est plutôt une question d’exigence intellectuelle, voire d’éthique. Codebreaker, ou Le modèle Turing, sont de bons documentaires sur Alan Turing. Particle Fever montre que l’on peut mettre en scène la recherche contemporaine avec suspense sans la trahir pour autant. Le film d’Astruc sur Galois donne un exemple de vie de mathématicien qui, pour être romancée, n’en est pas moins fidèle à l’esprit des faits. Et, pour revenir sur un autre des héros de notre ouvrage, Battle of Britain est un excellent film dans lequel on apprend beaucoup.
Vous racontez dans le dossier final avoir découvert par hasard plusieurs éléments technologiques intéressants datant de la Seconde guerre mondiale (par exemple le pont démontable Mulberry B). Pourquoi ne pas les avoir intégrées à cet album ? Vous promettez de « livrer ces pistes au lecteur curieux » : avez-vous un autre projet dans la continuité de celui-ci, et prendra-t-il forcément la forme d’une BD ?
La postface a aussi pour but d’encourager les lecteurs à approfondir ; j’espère, par exemple, que certains auront le courage de se lancer dans l’une des biographies que j’ai citées ; elles sont longues et denses, mais elles en valent la peine, on en ressort enrichi. Il en est de même avec le pont Mulberry B : aux lecteurs curieux de faire des recherches là-dessus. Quand je dis vouloir livrer ces pistes, le travail est déjà fait : il ne s’agit pas de les explorer dans un autre ouvrage, mais de laisser les lecteurs les explorer s’ils le souhaitent. De nos jours, l’information est partout, si l’on s’en donne la peine, il suffit de la cueillir ; la vraie valeur ajoutée consiste dans la sélection, la mise en perspective, l’édition. Comme le dit une formule célèbre, il s’agit de trouver la connaissance noyée dans l’information.
Avez-vous d’autres projets en bande dessinée ? Envisagez-vous de quitter le champ de la vulgarisation scientifique pour écrire un jour un projet de pure fiction en bande dessinée ?
En fait je n’ai, pour l’instant, publié aucun ouvrage de vulgarisation scientifique : je considère que ni Théorème vivant ni Les Rêveurs lunaires n’appartiennent à ce genre. En revanche la série d’ouvrages que j’ai parrainée pour RBA / Le Monde (Le Monde est mathématique) est bien une série de vulgarisation. Je travaille aussi à un cycle de conférences filmées, qui, elles, relèvent clairement de cette forme ; et j’ai encore d’autres projets d’écriture en cours, mais pas dans le genre bande dessinée. En revanche, pour l’avenir, je n’exclus rien !
(par Tristan MARTINE)
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